Le rythme du récit comme l’explique cet article est le résultat d’une structure narrative finement pensée permettant de créer des personnages vivants et singuliers. Cette démarche va à contre-courant de tout ceux qui prônent la construction d’un récit en commençant par l’élaboration de ses personnages : elle est bien plus efficace et intéressante : elle libère la créativité de l’auteur au lieu de se laisser mener par le bout du nez par ses personnages.
Je ne compte plus les fois où j’ai constaté que de bonnes idées étaient gâchées par l’incapacité de leur auteur à les mettre en rythme, à leur insuffler de l’énergie. Pourtant dotées d’un réel potentiel, elles s’essoufflaient rapidement faute d’avoir été pensées dans la durée et ne survivaient pas sur la longueur à leur élan initial. Nous allons voir comment les revitaliser constamment afin que le récit ne stagne pas…
Surprise et suspense
Bombe au dessert, mais sans chocolat
Je lisais récemment un article consacré au réalisateur Jack Sholder, dans le numéro de janvier 2021 de Mad Movies. Il citait l’un de ses maîtres du septième art en se référant à un extrait du livre Hitchcock/Truffaut (1) : « J’adore la manière dont Hitchcock définissait la surprise et le suspense dans ce livre. Deux personnes sont en train de dîner et une bombe explose sous la table : ça, c’est la surprise. Quelqu’un place une bombe sous une table, et deux personnes commencent à dîner ; ça, c’est du suspense. » Parmi les différents moyens de débarrasser le récit de ce qui en entrave la progression, on peut considérer le suspense et la surprise comme d’excellents détonateurs pour dynamiter la narration.
Savoir où l’on va pour gérer son rythme
Avant de les y inclure, il faut connaître les principales étapes dudit récit de A à Z. Oui, je parle bien de ce qui semble pour certains le plus effrayant des travails à faire, à savoir élaborer un plan digne de ce nom. À moins que vous ne préfériez naviguer à vue, là où vous pousse le vent supposé génial de l’inspiration du moment ? Vraiment ? Je ne vous le recommande pas, pour ne pas dire que je vous le déconseille. Gérer un rythme nécessite de connaître la distance à parcourir, par conséquent savoir d’où l’on part et où on va. Il y a des moments où l’on doit accélérer et d’autres où il est préférable de temporiser, ce qui se révèle hasardeux sans autre visibilité au niveau de l’intrigue que celle du paragraphe suivant.
Quand l’intérêt s’enlise dans l’estime de soi
Une fois votre récit balisé, une règle basique à laquelle on ne songe pourtant pas forcément est de relancer sans cesse l’intérêt. Une des raisons pour laquelle on n’y pense pas à tous coups est qu’on se préoccupe parfois plus de la manière dont on écrit que de ce qu’on devrait raconter. Et qu’on a tendance à se satisfaire d’une phrase bien tournée même si elle ne fait pas progresser l’intrigue d’un iota ; même si elle ne provoque aucune surprise ou ne génère aucun suspense. Si ce moment de contentement est naturel, l’estime de soi n’étant après tout pas faite pour les chiens (bien qu’en observant mes épagneuls du Tibet j’aie comme un doute à ce sujet), il faut tout de même veiller à ne pas s’enliser dans la contemplation béate de notre talent. Quand l’histoire fait du surplace, le lecteur, lui, risque d’aller voir ailleurs.
Une mécanique narrative infaillible
Déchantons sous la pluie
Sans dire qu’un paragraphe exige systématiquement un changement ou un fait nouveau, votre texte souffrira tôt ou tard d’être privé de ces moyens d’attiser la curiosité du lecteur, au-delà de celle suscitée par votre idée de départ. Si vous pensez que cette dernière s’auto-suffira tout au long de votre histoire, vous risquez de déchanter quand une pluie de complications s’abattra sur vous parce que vous n’aurez pas anticipé son « dessèchement » naturel. Vous me direz, une bonne pluie, c’est parfait contre le dessèchement, mais là n’est pas mon propos. Une idée, c’est une amorce qui doit déclencher chez votre lecteur l’envie de découvrir comment vous allez tenir la promesse qu’elle contient ; elle nécessite pour cela d’être en permanence alimentée et continuellement en mouvement. Il vous revient ensuite d’en tirer une histoire intéressante – si vous trouvez le moyen de la rendre captivante, personne ne vous en tiendra rigueur ! Et c’est parce que cette idée n’est pas une fin en soi qu’une fois exposée, vous devrez lui imposer un rythme grâce auquel tout son potentiel se déploiera sans déperdition.
Le casse se rebiffe
S’agissant de doper son idée de départ à grand renfort de surprises et de suspense et de lui conférer ce rythme à l’aide d’une mécanique narrative infaillible, je pense que l’on tient un modèle du genre avec Pierre qui roule et son héros John Archibald Dortmunder (2), sous la plume de Donald Westlake. Cette histoire de cambriolage découpée en 6 phases – nommées ainsi par l’auteur – chacune subdivisée en chapitres (entre 5 et 12 par phase) est construite en une succession de rebondissements organisés autour de l’acquisition par tous les moyens possibles d’une émeraude valant son pesant de dollars – et de situations hilarantes. Car évidemment, le casse ne s’annonce pas comme du tout-cuit : les difficultés imaginées par Westlake afin de subtiliser l’émeraude feraient en effet passer le défi consistant à s’emparer de la réserve d’or de Fort Knox pour une partie de plaisir !
Travail d’équipe
La constitution par Dortmunder de l’équipe chargée de réaliser le vol est à elle seule un exemple de présentation dynamique des personnages à travers leurs passions ou leurs compétences respectives. J’aimerais attirer votre attention sur cette façon qu’a Westlake de les introduire dans son récit pour mieux en exploiter plus tard leur particularité : tel amateur de trains miniatures – Chefwick – ayant reconstitué un réseau ferré dans sa cave apportera sa contribution pour tenter de récupérer le couteux caillou dans une scène où, en une phrase, s’effectue un changement d’échelles renversant : « Dans son esprit, on ne lui avait pas confié une locomotive à taille réelle : c’est lui qui avait été miniaturisé. »
Pour garder le rythme, tous les moyeux sont bons
Des dialogues qui en ont sous le capot
Tel « mélomane » – Murch – passant sur sa platine en compagnie de sa mère des vinyles restituant de vrombissantes courses motorisées prouvera qu’il sait manier un volant pour tirer ses compères de la panade. L’humour qui découle de ces présentations, outre le fait qu’il permet de caractériser les personnages avec efficacité, participe aussi au rythme de l’histoire car il donne le tempo aux dialogues. On peut le constater dans l’extrait suivant où Dortmunder téléphone à notre fondu de voitures en vue de le recruter, le dérangeant alors que ce dernier était en train de s’abîmer avec extase dans l’écoute de son disque envahissant la pièce de décibels mécaniques :
Murch finit par secouer la tête, dépité, et décrocha le téléphone.
« C’est qui ? cria-t-il par-dessus le bruit des voitures.
— Stan Murch ? dit une voix lointaine.
— En personne. »
La voix lointaine dit quelque chose.
« Quoi ?
— C’est Dortmunder ! cria la voix lointaine.
— Ah ouais ! Comment tu vas ?
— Bien ! Tu habites où ? Au bord d’un circuit ?
— Attends une seconde ! » cria Murch avant de poser le téléphone et de marcher jusqu’à la platine pour arrêter le disque.
[…]
Murch reprit le téléphone.
« Allô, Dortmunder ?
— C’est beaucoup mieux. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as fermé la fenêtre ?
— Non. C’était un disque. Je l’ai arrêté. »
Il y eut un long silence.
« Dortmunder ?
— Je suis là, dit Dortmunder, un peu plus lointain qu’avant. Je me demandais si tu serais dispo pour un boulot de chauffeur, dit-il avec un peu plus de force.
— Sans problème. »
À noter que tous les dialogues du roman sont élaborés sur ce modèle ou en sont proches : enlevés, contenant parfois une incompréhension entre les interlocuteurs afin d’amener des répliques entraînant un sourire chez le lecteur, et débouchant toujours sur une avancée quelconque du récit par rapport à l’idée de départ, le cambriolage (ici l’intégration de Murch à l’équipe de Dortmunder). Qu’il s’agisse d’une prise de décision, d’une remise en question, d’une révélation, etc., on ne reste jamais au point mort. Du rythme, toujours du rythme.
L’échec comme moteur(s)
Westlake cadence aussi son histoire en faisant intervenir un membre de l’équipe auprès du major Iko, le commanditaire du casse, après chaque nouvel échec dans leur opération délictueuse, ce qui donne là encore lieu à des scènes savoureuses. Celui qui s’y colle est le plus souvent Kelp, l’ami de Dortmunder, afin de soumettre à Iko leurs besoins pour effectuer une tentative supplémentaire. Le rythme tient autant dans la surprise provoquée par les moyens de plus en plus délirants réclamés (véhicules ou autres) – et chaque fois obtenus – que dans le suspense généré par l’attente du moment où ils vont être mis en œuvre. En se demandant également comment ils vont l’être : eh bien, toujours à bon escient, mais jamais avec le résultat escompté ! Westlake s’y entend en effet pour glisser son émeraude dans l’engrenage de son récit afin d’occasionner à ce dernier des dérapages bien entendu parfaitement contrôlés.
Écrire sur de bons rails
Westlake use de bien d’autres ficelles pour maintenir le rythme. Par exemple, identifier ses impayables malfrats sous le nom de leur boisson favorite par la voix du patron du bar où ils se réunissent afin de mettre au point leur fric-frac à venir. Voici notamment comment Rollo, le tenancier, accueille Dortmunder : « La bière au sel est au fond, dit Rollo. Vous attendez le sherry ? » Ça n’a l’air de rien, mais de cette façon on les visualise aussitôt en train de boire un coup pendant qu’ils en préparent un ! Ce raccourci, tout simple qu’il puisse paraître, concourt une fois de plus à la dynamique d’ensemble du récit. Mais alors, au bout du compte, un soupçon de suspense, deux gouttes de surprise, un zeste d’humour, un brin d’originalité et le récit se met tout seul en branle sur de bons rails au rythme suffisant pour atteindre son terminus sans jamais faiblir ? Voilà une hypothèse qui aurait sûrement plu à Chefwick, notre conducteur de train miniaturisé ! J’entends d’ici son conseil : « Vous y arriverez à condition de ne pas vous emmêler dans les aiguillages, sans quoi votre histoire aura tôt fait de dérailler sans crier gare ! »
Références
- Hitchcock/Truffaut, François Truffaut, en collaboration avec Helen Scott, Éditions Robert Laffont.
- Pierre qui roule (Pierre qui brûle pour la première traduction), Donald Westlake, Éditions Payot et Rivages – Rivages/Noir. John Archibald Dortmunder est un personnage régulier qui est le héros d’une série de seize romans de Westlake.
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