L’empreinte d’un personnage ne dépend pas du nombre de pages qui lui sont consacrées. Le temps d’une unique scène, il peut se graver dans la mémoire du lecteur. Avec une grâce obsédante, Chile Willow et Nemo Curliss imprègnent Zephyr, Alabama, le roman de Robert McCammon, sans jamais s’y attarder. Figures fugaces nimbées d’une nostalgie poignante, elles possèdent l’intensité du regret.
Et un personnage qu’on regrette est un personnage dont on se souvient…
Un procédé presque magique
Ceux qui nous touchent
Un personnage suscitant en un clin d’œil un vif attachement de la part du lecteur est un trésor romanesque. Nous pourrions en citer certains ne nous étant jamais tout à fait sortis de l’esprit. On y songe parfois avec un sourire qui nous échappe, ou en ressentant une sorte de manque étrange flottant dans nos pensées. Car à l’époque où nous les avons découverts, ils nous ont inspiré quelque chose qui nous a touchés. Et ce quelque chose demeure.
Ceux qui se faufilent
Lorsqu’ils n’ont fait que se faufiler entre les pages d’un livre avant qu’on les perde de vue à jamais en cours de chapitre, se les remémorer ravive comme la mélancolie de n’avoir pas pu davantage les connaître. Ce procédé littéraire presque magique, McCammon en fournit un exemple magistral dans Zephyr, Alabama (A boy’s life en version originale) en le liant à l’enfance. Une période où l’on commence à comprendre qu’éprouver de l’affection pour une personne est un bonheur dont rien ne garantit qu’il s’inscrive dans le temps.
Chile et Nemo, la puissance de l’éphémère
Les pierres de vent
L’impact de Chile et de Nemo tient beaucoup à la façon dont McCammon a su saisir leur fragile présence, ancrant leur passage éphémère dans le récit – comme s’il avait posé des pierres de vent sur leur destin. Ce procédé, il s’en sert habilement en les faisant exister à travers le regard de Cory, son jeune narrateur : c’est sa voix qui les fait vivre, sa mémoire qui les transforme en échos littéraires tenaces. Du haut de ses 11 ans, conteur de son propre monde, il réveille celui qui fut le nôtre : celui de l’enfance.
Un cœur battant ne suffit pas
En confiant le récit à Cory, McCammon y distille candeur et cruauté, émerveillement comme amertume. À travers les brèves apparitions de Chile et de Nemo, cette palette émotionnelle se densifie, jusqu’à gagner en intensité. Bien qu’en lisière de l’intrigue principale, ces rencontres participent à la construction de la personnalité de Cory, l’ouvrant peu à peu à une réalité douloureuse : les êtres pour lesquels notre cœur bat peuvent s’éloigner. Puis disparaître.
Inoubliables
L’éternité, une fulgurance
L’éternité d’un sentiment tient parfois dans sa fulgurance. Tel est le paradoxe des personnages éphémères : leur brièveté les rend inoubliables. Surgissant dans le récit, ils s’y imposent. Libérés des ressorts de l’intrigue, ils s’en évanouissent. Seule subsiste l’empreinte émotionnelle qu’ils laissent à ceux ayant croisé leur route. McCammon en offre la plus belle démonstration à travers Chile Willow. Lorsqu’un rayon de soleil illumine son visage, Cory en demeure interdit :
« J’en restai sidéré ; sa grâce m’avait frappé de tout son éclat […] Elle me regardait avec ses yeux de bleuet. C’était comme si j’étais sorti d’une longue torpeur pour me réveiller dans un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence. »
Résister à l’oubli
Le projecteur que Robert McCammon braque un court instant sur Chile suffit à la parer d’un attrait lumineux. Une précieuse leçon pour l’auteur débutant : comprendre qu’un personnage ne nécessite pas forcément d’être omniprésent pour retenir l’attention de façon durable. L’efficacité de la scène repose sur la manière dont Cory restitue l’intensité avec laquelle il l’a vécue. La captation instantanée d’une émotion puissante en préserve la vitalité, accentuant sa résistance à l’oubli.
Les renoncements
Passé ce moment suspendu s’ouvre une faille où, métaphoriquement, Chile est appelée à disparaître. Elle a une vie – plutôt chaotique – dont Cory ne pourra jamais faire partie. Cinq ou six ans les séparent, ce qui à l’âge du garçon érige un mur affectif presque infranchissable. Ce qu’on sait de la jeune fille tient en dix pages au cours desquelles tout dissuade le lecteur d’envisager le rapprochement dont Cory rêverait :
« Je savais que je ne reviendrais pas dans cette maison. Plus jamais je ne reverrai Chile Willow. Je m’imprégnai avec avidité de sa présence, tant que je le pouvais encore. »
Eh oui, la nostalgie est peuplée de renoncements.
Dans la seconde partie de cet article, nous analyserons l’art de la condensation et de la focalisation dont McCammon a fait montre pour élaborer ces personnages inoubliables. L’occasion pour nous de découvrir le don de Nemo Curliss. Et d’avoir une chance que Cory n’a pas eue : revoir Chile Willow…