Le roman graphique décloisonne les genres et permet à la littérature de se lover dans les petites cases, une manière de sublimer les arts de l’écrit et de nous étonner. Cet article annonce une nouvelle série de chroniques littéraires de Frédéric Barbas :
Le saviez-vous ? Je l’ignorais !
La rubrique de ce qui m’avait échappé et dont vous étiez sûrement déjà au courant.
Le graphisme d’une idée
Il existe un ouvrage ayant obtenu par deux fois le prix du meilleur album étranger au festival de la bande dessinée d’Angoulême, en 1988 pour le premier tome : Mon père saigne l’histoire. En 1993 pour le second : Et c’est là que mes ennuis ont commencé.
Puis son auteur, un Américain, présidant le jury de ce même festival en 2011, en reçut le grand prix.
Eh bien, bravo, me direz-vous, mais les auteurs primés à Angoulême, on ne les compte plus, bien qu’une triple distinction soit évidemment remarquable, alors ?
La case à lettres
Alors, il m’est revenu récemment à l’esprit que cet ouvrage avait obtenu le prestigieux prix Pulitzer en 1992, ce qui est nettement moins courant, puisqu’il s’agit de la seule bande dessinée ayant eu cet honneur.
L’œuvre en question, considérée comme un roman graphique, nous la devons à Art Spiegelman : Maus. Ou comment un roman se niche dans des cases jugées jusqu’alors trop étroites pour accueillir de belles lettres.
Réinventer la littérature des planches
Au-delà du succès retentissant de ce livre, certains codes littéraires de la BD ont été remis à neuf. Peut-être les vieux arcanes du genre perdaient-ils peu à peu de leur puissance, trop éprouvés au fil de milliers de planches ne se réinventant pas.
Peut-être aussi fallait-il qu’un Art Spiegelman, un Robert Crumb (seul autre Américain lauréat du grand prix d’Angoulême) ou feu Will Eisner portent un regard plus adulte sur ce genre, dans le sens où il ne concernait qu’une couche plutôt jeune de la population américaine s’accrochant à la cape d’un super-héros.
Peut-être, enfin, devait-on cesser de rêver, même au profit d’une réalité dérangeante.
De ce côté-ci de l’Atlantique, on a tendance à promptement estimer ceux s’abritant sous la bannière étoilée comme d’indécrottables naïfs, alors qu’il s’agit sans doute d’un des peuples ayant dû encaisser plus de prises de conscience que nous ne saurions en concevoir. Leur culture sous toutes ses formes en a été impactée (la guerre du Vietnam est pour nous l’un des exemples les plus parlants).
Maus participe de cet accès à la fissure des rêves, là où un cauchemar sait être raconté de la manière posée dont Spiegelman a su faire preuve. A l’inverse des contes destinés à endormir les enfants, Maus a en partie pour but de réveiller leurs parents. Comme le plus éprouvant des romans y parviendrait.
Roman graphique, quésaco ?
La formule qu’on attribue à Spiegelman, « Un roman graphique est une bande dessinée qui nécessite un marque-page. » en dit long sur sa volonté de faire exploser les phylactères afin que les messages qu’ils contiennent ne s’adressent plus uniquement à un public somme toute restreint.
On ne saurait trouver meilleur raccourci, s’agissant de rapprocher la BD d’un roman.
C’est Will Eisner qui inventa cette appellation incontrôlable ( graphic novel) dans laquelle Maus fut englobé, lui apportant en quelque sorte ses lettres de noblesse.
Traduite en trente langues, cette histoire raconte la Shoah à travers la relation compliquée qu’entretient Art Spiegelman avec son père, Vladek, et le récit que ce dernier lui fait notamment de la montée du nazisme, de la traque des Juifs et de son emprisonnement à Auschwitz.
Il va sans dire qu’une réflexion et une vision plus globales s’en dégagent, sans toutefois que l’intime se dilue dans l’Histoire. L’existence du dessinateur, ses doutes et ses interrogations virevoltent d’une case à l’autre de ce chef-d’œuvre, ballotés par les bourrasques d’un passé semblant ne jamais devoir tout à fait s’assoupir.
L’inattendu mariage des genres
On le sait peut-être moins, Art Spielgeman est marié à Françoise Mouly, une Française devenue en 1993 la directrice artistique du magazine The New Yorker (fondé en 1925), célèbre pour ses couvertures bénéficiant du talent des meilleurs illustrateurs traversant les décennies. Notre génial Sempé y contribua.
De cette facétie du destin qui voulut qu’une fois encore écrits et dessins se confondirent, naquit entre autres, après les attentats du 11 septembre 2001, une illustration signée Spiegelman dont la puissante sobriété marqua les esprits.
À l’image du style à la fois minimaliste et symbolique apportant toute sa force à Maus dans un somptueux noir et blanc.
On pourrait s’étonner de mon choix de traiter d’une œuvre appartenant plus au neuvième art qu’à la littérature – quoique –, mais la frontière est si étroite entre par exemple un roman comme Si c’est un homme, de Primo Levi et Maus, qu’une jonction me paraît s’opérer naturellement.
Ce n’est ni un texte ultime sur le sujet, puisque rien ne peut être retiré de définitif d’un tel chaos monstrueux, ni une énième vision qui vaudrait seulement par l’originalité de son approche.
C’est peut-être, dans le cas de Spiegelman, ce qu’un intellect traumatisé par une époque qu’il n’a vécu que par une transmission hésitante peut restituer à coups de crayon, avec les limites et la part de fantasmes que cela suppose.
Pour autant, on se trompera si l’on considère que ce monument a pu être nourri majoritairement d’un imaginaire collectif : Spiegelman a procédé à plusieurs enregistrements de son père quatre jours durant, succédant à des prises de notes lors de leurs entretiens, puis a effectué d’innombrables recherches pour que la réalité enfouie façonne cet album.
Littérature hors barbelés
Contemporain de nos peurs plus ou moins conscientes de voir notre société basculer de nouveau dans une horreur dont nous ne mesurons pas la portée, Maus est un repère tant pour son auteur que pour nous qui le lisons.
Spiegelman, faisant appel à un zoomorphisme à la fois simple et inspiré pour caractériser ses personnages (les chats sont les nazis, les Juifs des souris), refuse pour autant le moindre manichéisme par le biais de cette identification immédiate.
Conscient que plus une charge est subtile plus elle a d’impact, il nuance son regard sur le tragique et ceux qui en sont responsables, s’appuyant autant sur son historique familial que sur l’immense documentation collectée au gré de sa curiosité pour ainsi dire thérapeutique.
Ainsi alimenté de faits réels, Maus fait partie du renouveau des comics – presque moribonds à la sortie des seventies -, s’attachant à aborder différents thèmes de façon fouillée, et en cela il symbolise aussi un virage culturel.
L’apport d’Art Spiegelman à la fusion des mots et des traits est difficilement mesurable, mais rien n’interdit d’y réfléchir.
En le lisant.
Pour comprendre à quel point il a su faire s’échapper les paroles des barbelés des vignettes.
Références de cet article
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