L’art de la nouvelle est aussi celui de la fulgurance de la pensée et de l’expression. Peu d’écrivains savent raconter comme Sternberg une histoire aussi rapidement. Un défi littéraire qui permet d’associer la technicité à la créativité.
La brièveté comme un art
Parmi les auteurs de nouvelles dont j’estime qu’ils ont concouru à donner ses lettres de noblesse au genre, il en est un qui m’impressionne particulièrement : Jacques Sternberg. On a perdu gros quand il nous a quittés, en 2006. Non pas qu’il soit « meilleur » qu’un Guy de Maupassant, un Stephen King, une Claude Pujade-Renaud comme un Haruki Murakami, une Anna Gavalda ou encore un Dino Buzzati, pour ne citer que celles et ceux me venant immédiatement à l’esprit. Pas meilleur, non. Mais différent.
Bien sûr, chaque écrivain a ses particularités, seulement il ne me semble qu’aucun autre que Sternberg ne soit parvenu à ériger à ce point la brièveté comme un art à part entière. C’est le distillat de sa pensée qu’il nous livre pour nous offrir des raccourcis talentueux. Si la ligne droite est le plus court chemin pour se rendre d’un point à un autre, alors l’âme littéraire de Sternberg est tendue au cordeau :
Sa marque de fabrique demeure cependant cette capacité à étonner en cinq, six lignes. Ce qui me captive chez lui n’est pas tellement son pouvoir d’imposer une image forte en quelques mots, mais la faculté qu’il a en un temps si court de créer un contexte, qu’il soit grave, farfelu ou surréaliste. Ou autre chose d’indéfinissable, Sternberg étant inclassable.
Des fulgurances littéraires intenses
L’esprit aiguisé de Sternberg confine parfois à un mélange de cynisme teinté d’amertume qui le verrait bien comme voisin de palier de Cioran. Ce parallèle n’est pas innocent, car ces deux-là, dans leurs écrits, alternent la rapidité d’une flèche et l’écrasante avancée d’un tank Pour dire que Sternberg se frotte à toutes les lampes d’où son génie peut éclore, voici trois exemple montrant l’amplitude de son arc intellectuel :
» Le râle
J’allais ouvrir le robinet quand j’entendis ce bruit. Il semblait venir du plus profond de la tuyauterie. C’était une sorte de râle continu, une plainte larvaire qui paraissait se traîner au ralentie de la vie vers la mort. Cela dura quelques instants, puis plus rien.
J’ouvris alors le robinet brusquement. Et un jet de sang gicla dans le lavabo. »
Il nous intrigue pour nous amener à la plus violente des chutes, c’est, pour moi, un véritable coup de maître.
» La célébrité
Cette vedette de la chanson avait pris l’habitude de coller un beau timbre de voix sur toutes les lettres qu’il envoyait à ses admiratrices.
Point de férocité dans cette chute, juste la surprise d’un jeu de mots. »
» La bonté
Pieusement, la dame de charité regarda l’aveugle.
Et charitablement, sans hésiter, elle déposa ses yeux dans la sébile de l’infirme.
Autre variante de la chute dans cette histoire brève : la dimension métaphorique. Nous nous approchons de la poésie.
De Sternberg, il ne faut toutefois pas retenir que la fulgurance de sa pensée, car il est aussi capable de s’attarder dans un cheminement appelant un plus long développement, passant allègrement du sprint au semi-marathon. »
Comment bien lire des histoires si denses et si brèves ?
Partir à la conquête d’un tel auteur implique qu’on veuille être dérouté, que certains de nos repères s’effacent afin de plonger au cœur de la littérature « autre » qu’il propose. S’il fallait lui trouver un défaut, ce serait de parfois se laisser aller à certaines facilités se traduisant par une chute trop évidente ou une baisse de qualité au regard de ce qu’il est en mesure de composer.
C’est l’inconvénient d’être comparé à soi-même, phénomène induit par la cadence rapide qui fait son charme, un texte qu’on jugerait très bon chez un autre auteur souffrant de la brillance de la perle lue la page d’avant. Sternberg se confronte à Sternberg au gré de sa prose tambour battant. Aussi j’aimerais éviter un piège à ceux que cet article aura incité à découvrir Sternberg : ne pas se laisser prendre par le rythme fou des nouvelles qui s’enchaînent. Il m’apparaît, ère du Net oblige, qu’on a parfois trop tendance à zapper d’un texte à l’autre, à voir plus loin sans savourer l’instant.
Sternberg mérite quelques plages de réflexion, aussi ramassés ses textes soient-ils. On pourra ainsi juger de la véritable critique sociale qui l’anime, de son côté anar instruit et de la dureté du regard qu’il porte sur les humains qui, pour reprendre des paroles du groupe Trust « sont devenus des bouches qui s’affolent ».
Jacques Sternberg : la joie d’un clin d’œil révélant des mots amusés sous la paupière. Là, peut-être, brille sa belgitude. Je n’ai quasiment parlé que de l’écrivain Sternberg, mais l’homme fiché sur le Net vaut le même détour : surprenant dans son écriture, on ne trouvera presque pas étonnant qu’il ait parcouru 300 000 kilomètres en Vélosolex. Il a dû en imaginer, des choses, dans son rétroviseur…
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En savoir plus sur Jacques Sternberg
Roland Topor avec Jacques Sternberg en 1962