Pierre Desproges écrivait dans un style caustique et, je dirais, inégalable. Un jour, j’ai entendu un journaliste affirmer à la radio que son humour avait mal vieilli. Dans l’article qui va suivre, grâce à une décortication assez magnifique du travail de ce génial écrivain, humoriste et homme de scène, nous allons voir qu’en fait c’est ce journaliste qui avait mal vieilli…
Desproges version courte
Erratum
Dans notre édition d’hier, une légère erreur technique nous a fait imprimer les noms des champignons vénéneux sous les photos des champignons comestibles, et vice versa.
Nos lecteurs survivants auront rectifié d’eux-mêmes. (1)
Avec ces deux phrases, on peut déjà effectuer une approche d’un des ressorts comiques utilisés par Pierre Desproges. La première fait sourire, la seconde fait rire. C’est pourtant d’un cynisme absolu, mais en même temps, d’une absurdité telle qu’on ne peut juguler l’hilarité que cela suscite. La mort, plus que sous-entendue, fait partie des thèmes de prédilection de l’auteur. Non pas pour l’évoquer avec noirceur, mais afin de s’en moquer en jubilant comme un garnement poufferait après avoir commis une mauvaise farce. Là où un Cioran, par exemple, sans se prendre davantage au sérieux, versait dans un pessimiste inaltérable : « Toutes les eaux sont couleur de noyade. » (2)
Carnet mondain
La fille Tabouret épouse le père Lachaise.
(Je dis ça, c’est pour meubler.) (1)
Même principe que pour la citation initiale. On pourrait croire cette technique facile à reproduire. Je vous invite à essayer de vous y frotter. Non, madame, je ne vous invite pas à danser un slow. Non mais. Le meilleur moyen d’éprouver la difficulté d’un procédé qu’on pense aisément accessible est de se confronter à la tournure d’esprit qu’il exige. Dans le cas présent, un jeu de mots en enclenche un second qui donnera du sens au premier, mais pas seulement : il l’enrichira. Ça ne vous rappelle rien ? Moi, si : c’est ce que la chute d’une nouvelle apporte à l’histoire qui la précède. Sauf qu’ici, c’est effectué de manière condensée. Je ne saurais dire si acquérir le sens de la brièveté afin de créer un effet de surprise soit plus ardu que trouver la conclusion à un texte pour en éclairer le propos. Mais quoi qu’il en soit, ce sont deux mécanismes littéraires dont il faut maîtriser la pratique. Ce n’est pas un ordre. Je vous demanderai néanmoins de passer un coup de fer à repasser sur votre treillis et de cirer vos rangers.
Coquille
Il faut maintenant un permis pour chasser l’escargot dans le canton de Vaud. Ces mollusques sont en effet en voie de disparition dans cette région, car les Suisses courent plus vite qu’eux. (3)
Desproges avait aussi le chic, lorsqu’il écrivait des brèves pour le journal L’Aurore, de dégoter dans l’actualité de quoi nourrir son imagination tant incisive que drolatique. En s’appuyant sur une information à laquelle il s’ingénie à coller le cliché voulant que les Suisses soient des personnes lentes, il renverse cette image pour faire des citoyens helvétiques des gens rapides… pour mieux se moquer d’eux en signalant que leur vivacité s’étalonne à la vitesse de l’escargot. À noter que nous autres, Français, ne sommes pas lents du tout. Nous ne sommes pas pressés. Ça n’a strictement rien avoir. Nous, les gastéropodes, on les attrape au lasso. Enfin, quand on arrive à en faire la boucle, du moins.
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Desproges version longue
Bonne année mon cul
Il était temps que janvier fit place à février.
Janvier est de très loin le mois le plus saumâtre, le plus grumeleux, le moins pétillant de l’année.
Les plus sous-doués d’entre vous auront remarqué que janvier débute le premier. Je veux dire que ce n’est pas moi qui ai commencé.
Et qu’est-ce que le premier janvier, sinon le jour honni entre tous où des brassées d’imbéciles joviaux se jettent sur leur téléphone pour vous rappeler l’inexorable progression de votre compte à rebours avant le départ vers le Père-Lachaise… (4)
Pierre Desproges n’excellait pas seulement dans les saillies, dont il était pourtant l’un des mètres-étalons. Non, je ne dis pas qu’il était très doué pour s’accoupler avec des juments, je louais sa capacité à délivrer des bons mots. Les personnes ayant l’esprit mal tourné pourraient-elles exécuter un demi-tour, s’il vous plaît ? Merci. Desproges, donc, exerçait son talent aussi bien dans des fulgurances que dans le cadre de textes où sa pensée se déployait avec la finesse rageuse de ceux dont le désespoir s’accompagne toujours d’un sourire en coin. Punaise, c’est vachement bien dit, ça, il faut à tout prix que je le note. Hum ? C’est ce que je viens de faire ? Ah oui. Désolé, je ne me relis jamais. Ça pourrait, à juste titre, me rendre vaniteux.
Je baisse
J’espère que vous regretterez pas d’être venus. Enfin je veux dire, j’espère que vous le regretterez pas autant que je le regrette moi-même.
Je veux dire qu’en ce qui me concerne, j’aimerais mieux être ailleurs, parce que je n’ai pas envie de rire ni de vous faire rire.
À l’heure où je vous parle, je ne sais pas si ça se voit, je m’emmerde profondément. Puis je me sens extrêmement gêné d’être ici debout comme un con devant vous, qui êtes assis là comme des cons. (5)
Cet extrait provient d’un texte de scène de Desproges. On constate rapidement, puisqu’il s’agit de l’introduction de son spectacle, qu’il n’est pas l’ennemi de la provocation. C’est même l’une de ses principales alliées, mais il la manie de telle façon qu’elle prête à rire. Pourquoi ? Car tout en ne se montrant pas tendre avec son public, il ne s’épargne pas lui-même. Il se sert de l’insulte facile et de la fausse méchanceté, du désabusement soigneusement étudié, comme d’un boomerang instaurant un échange le mettant à hauteur du spectateur. Les trois premières phrases installent un équilibre afin que personne dans la salle ne se sente offensé. Au contraire, cela crée une complicité lui permettant de se servir de tout l’arsenal verbal dont il dispose. C’est un numéro de funambule sur une corde à linge où il se revêt de ses plus beaux atours comme de ses frusques les plus vulgaires en un splendide numéro de transformiste intellectuel.
Alors que cet article arrive à son terme, je repense à ce journaliste et à ce que Desproges aurait pu dire de lui s’il était encore vivant. Peut-être quelque chose comme : « J’ai appris qu’un critique ayant dit du mal de moi avait été enterré hier. Sa tombe, bien ! »
- Fonds de tiroir – Pierre Desproges – Éditions du Seuil.
- Syllogismes de l’amertume – Cioran – Éditions Gallimard.
- Le petit reporter – Pierre Desproges – Éditions du Seuil.
- Chroniques de la haine ordinaire – Pierre Desproges – Éditions du Seuil.
- Textes de scène – Pierre Desproges – Éditions du Seuil.