Une description suppose différents modes d’élaboration. Parmi les différentes manières de décrire, il en est une consistant à poser des jalons mémoriels dans l’esprit de son lecteur. Qu’il s’agisse d’un lieu ou d’un personnage, ces repères qu’on s’évertuera à rendre assimilables dans l’instant et mémorables dans le temps nécessitent de progresser par étapes : steppe by steppe, comme on dit en Russie…
Voir la première partie de cet article : les descriptions, un casse-tête ?
Capitalisez sur une description élaborée
Un guichet pour votre lecteur
Il existe un moyen de donner au lecteur l’impression de voir beaucoup de choses dans une scène ne comportant pourtant qu’un minimum d’indications : qu’elle se déroule dans un environnement que l’auteur a pris soin de lui rendre familier au fil des chapitres. Inutile de recourir à un écrivain particulier pour comprendre mon propos, puisque c’est un procédé ne réclamant ni style original ni ne s’illustrant dans un genre précis, et ne s’inscrivant pas dans un type de narration plutôt qu’un autre. C’est, pourrait-on dire, l’art de capitaliser sur ce qu’on a déjà porté à la connaissance de son lecteur. La banque d’images créée à son service, si l’on préfère. Nous allons voir comment tenir le rôle de guichetier.
Premiers retraits à la banque visuelle
Mettons que vous ayez choisi d’élaborer un lieu important pour votre histoire et décidé pour cela d’y consacrer une page et demie ou deux assez tôt dans la construction de votre récit. Une cour de ferme, disons, où votre personnage a – ou avait – pour habitude de se rendre afin d’y effectuer une tâche routinière. Puiser de l’eau dans un puits, pourquoi pas. Les passages que vous consacrerez par la suite à ce décor seront nourris des images mises dès sa première évocation à la disposition du lecteur – rappelez-vous, il vient d’ouvrir un compte dans votre banque visuelle. Il est indispensable qu’à chaque fois qu’une action se passera dans cette cour, il en ait déjà une représentation mentale bien nette pour s’y sentir aussitôt en terrain connu.
La simplicité paie, mais la singularité rapporte
Afin que le lieu dépeint ne soit pas qu’une succession de mots oubliables, attachez un signe distinctif aux éléments principaux le composant. Une phrase comme « Il y avait dans la cour de ferme un puits, une voiture et un séchoir à maïs » est l’exemple de ce qu’on doit éviter à tout prix d’écrire. La simplicité paie, mais la singularité rapporte. Il convient de bannir d’emblée un puits qu’on ne saurait différencier d’un autre ou une voiture n’ayant rien de plus étonnant que d’être dotée de phares. Pour celles et ceux me lisant depuis un petit bout de temps, vous n’ignorez pas quelle confiance j’accorde au pouvoir de l’anecdote. Je sais, je rabâche, ayant la faiblesse de me ranger à cette formule disant que la pédagogie est l’art de la répétition.
Dites-le avec des fleurs
L’artifice du bouquet final
Permettez-moi une petite digression pour vous rappeler qu’une journée mémorable est rarement celle où il ne se passe rien d’inhabituel. Un jour très lointain, je me promenais dans la ville de Denver, longeant l’un des buildings du centre. Alors que je flânais en jetant un coup d’œil distrait aux vitrines, un bac à fleurs tombé de je ne sais quel étage s’est écrasé à deux mètres devant moi, là où mes pas allaient me mener la seconde d’après. Cette journée possède donc une anecdote qui en a fait l’histoire. J’ignore si ce pot contenait des soucis, mais il est entré dans mes pensées pour ne plus en sortir, transformant ce micro-événement en un repère autour duquel tous mes souvenirs de cet instant se sont rassemblés. Grâce à cela – et au fait que ce bac à fleurs n’ait pas constitué le bouquet final de mon existence en se fracassant sur le trottoir plutôt que de m’ouvrir le crâne en deux – ce jour de mars 1992 restera à jamais gravé dans ma mémoire. Un artifice comme un autre pour entretenir un souvenir.
Mettez votre lecteur au parfum
Vous vous doutez bien que ce n’est pas dans le cadre d’un exposé sur les chutes florales au Colorado que j’ai évoqué ce petit incident. C’est bien sûr l’idée que ce dernier ait conféré à une journée banale un parfum d’exception à laquelle votre attention doit s’attacher, car il en est de même de l’influence de l’anecdote sur la description. Si vous souhaitez que votre lecteur se souvienne durablement de ce que vous lui décrivez, ne le faites pas de façon basique. Réservez ça aux informations qui ne sont pas destinées à resservir. Étudions à présent la manière de rendre prégnantes les choses que vous voulez absolument que votre lecteur conserve en tête. Et ce à n’importe quel stade de la lecture, que les choses en question aient été évoquées au chapitre d’avant ou cent pages en arrière.
Comment faire tomber un pot de fleurs à côté de son lecteur
Revenons dans cette cour de ferme pour voir comment tirer parti des éléments constituant ce décor : pas en se contentant de les énumérer, on l’a dit. Aussi revient-il à l’auteur de leur donner une identité en recourant à un détail marquant hérité d’une anecdote – mon pot de fleurs de Denver.
« Christian alla puiser de l’eau au Puits bleu, désigné ainsi par son père après l’avoir repeint de cette couleur en revenant d’un séjour dans l’Anti-Atlas, imitant un artiste s’étant amusé à peinturlurer là-bas de gigantesques rochers ne demandant rien à personne. Le paternel conservait sur son bureau une petite photo encadrée de ce site marocain dont il avait eu la riche idée d’exporter un peu de la mocheté jusque dans la cour de la ferme. Là où le plasticien avait utilisé des tonnes de peinture convoyées par des camions sur des routes difficiles, il n’avait fallu au père de Christian que quelques pots achetés au supermarché du coin pour satisfaire sa lubie. Chaque fois qu’il remontait le seau du fond de ce symbole du mauvais goût, le garçon secouait la tête sans pouvoir s’empêcher de sourire : même le récipient en métal avait hérité de cette teinte turquoise des plus criardes.
Mais comme cela lui arrivait parfois, les lèvres de Christian se crispèrent en un rictus involontaire lorsqu’il se remémora le jour où il avait observé son vieux passer avec application une dernière couche sur la margelle, achevant de rendre le Puits bleu hideux. À moins que toute la laideur attribuée à l’ouvrage ne provienne du souvenir désagréable dont il ne parvenait pas à le dissocier ?
Ce matin-là, installé sur le siège avant de la vieille 204 Dauphine abandonnée depuis des années le long d’un séchoir grillagé qui serait rempli de maïs quelques semaines plus tard, la panique l’avait submergé. Absorbé par les gestes précis de son père s’activant à une douzaine de mètres de la guimbarde mangé d’herbes hautes, il n’avait d’abord pas vraiment prêté attention au bruit sourd gagnant peu à peu l’habitacle. On aurait dit que sous le capot piqué de rouille, le moteur bourdonnait irrégulièrement, comme dans l’attente d’une étincelle qui le ferait miraculeusement redémarrer. Mais un moteur hors d’usage ne pouvait pas sortir d’un si long sommeil et repartir l’air de rien, si ?
Il avait eu l’intention de quitter la Dauphine pour poser la question à son père, mais celui-ci semblait abîmé dans la contemplation d’un pot de peinture qu’il inclinait apparemment pour vérifier s’il en restait dans le fond. Le garçon avait subitement détaché les yeux de la silhouette courbée en entendant le bourdonnement s’amplifier. Lorsqu’une abeille, ensuite une autre, puis une quinzaine étaient sorties de l’interstice entre le parebrise et le tableau de bord, il était devenu clair qu’il n’émanait pas d’un mystérieux caprice mécanique.
Christian s’était mis à hurler en échouant à ouvrir la portière, décrivant des moulinets avec ses bras pour chasser les insectes, sentant les piqûres sur sa peau… » (1)
La caractérisation induite par la description
Outre qu’il permet de donner un aspect singulier, une histoire et un nom au puits, ainsi que d’apparenter la Dauphine à un piège pour la rendre marquante, ce passage dit aussi quelque chose du caractère du père, de son côté un peu farfelu pouvant avoir son importance dans l’histoire. C’est une forme de caractérisation indirecte induite par une description, un outil pouvant se révéler fort utile à l’occasion. Volontairement, je n’ai pas davantage détaillé le puits, car le relier à l’anecdote suffit à l’ancrer dans la mémoire du lecteur. Appelez-ça pensée parallèle, associée ou subliminale, peu importe. L’essentiel est qu’un compartiment de son esprit soit en permanence occupé par le contenu de la banque d’images mentionnée plus avant et dont ce puits fait partie. En revanche, j’ai suffisamment insisté sur ce que sa couleur bleue pouvait avoir de surprenant, de choquant voire de repoussant afin qu’elle ne soit justement pas qu’une couleur, mais un marqueur indélébile, ce qui pour une peinture tombe plutôt bien.
J’aimerais que vous reteniez de cet article l’intérêt qu’il y a à multiplier les points d’ancrage afin que le simple fait d’en évoquer un stimule chez le lecteur l’ensemble des repères visuels que vous aurez inventés. C’est l’immense avantage de ce faisceau d’images mis en place pour lui. Quand vous parlerez du puits, il aura la Dauphine dans un coin de son cerveau, et inversement. Et si un objet renvoie automatiquement à un autre, ce dernier renverra également à un autre qui lui-même, etc. Il ne vous reste plus qu’à créer votre propre hypertexte à base d’encre…
(1) L’auteur de cette citation est de Frédéric Barbas (note de son épouse qui met en forme ses articles… 😉
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