Seconde partie
On a vu dans la première partie de cet article qu’on pouvait s’appuyer sur un « mot-socle » – une phrase, une idée –, pour le prolonger de façon à créer une histoire fluide et logique en une succession de paragraphes assurant une narration cohérente à notre récit. Une autre technique consiste, à partir de ce qu’on pourrait nommer un paragraphe-source, à présenter un thème central qu’on va ensuite décliner en sous-parties. Cela repose peu ou prou sur un principe identique, à la différence notable que le paragraphe-source possède des visées plus ambitieuses dans les développements du sujet qu’il expose…
La répartition
Le paragraphe-source
Mettons que vous décidiez de mettre en avant un thème particulier à un moment donné de votre récit. Il s’agira de quelque chose dont vous désirez entretenir le lecteur en profondeur, dans le détail. Avant de vous lancer, il faut déjà vous assurer qu’une corrélation subsiste avec le contexte global de votre histoire. En théorie, si votre séquencier a été soigneusement élaboré, on peut considérer que ça va être le cas. Ceci acquis, il vous faut déterminer de quelle façon vous allez organiser la gestion de votre thème central au gré des paragraphes.
L’îlot narratif
La particularité de ce thème central réside en effet dans l’exploration de ses divers aspects au gré du nombre de paragraphes, voire de pages, qu’on lui dédie. Cette répartition, outre les opportunités qu’elle fournit à l’auteur d’exploiter au mieux le potentiel de son sujet, lui donne aussi l’occasion d’enchâsser dans une unité romanesque une sorte d’îlot narratif reconnaissable par son unicité tout en se fondant harmonieusement dans un paysage littéraire plus vaste. Dans l’exemple que j’ai choisi pour illustrer ce procédé, ces conditions sont réunies de façon admirable par Patrick Süskind.
Le pivot rattaché
À la différence du mot-socle servant de ressort à votre pensée pour en garantir la continuité jusqu’à la conduire à son terme et passer à autre chose, trouvant là sa limite, le paragraphe-source peut très bien conditionner la suite du roman. Dans Le Parfum, Süskind a utilisé le premier meurtre de son singulier antihéros comme acte fondateur. Le crime initial qu’il commet rattache ainsi naturellement le thème central de son paragraphe-source au récit, en le transformant même en l’un des pivots principaux du livre, à savoir l’apprentissage du métier de parfumeur par Jean-Baptiste Grenouille :
« Qu’à l’origine de cette splendeur il y ait eu un meurtre, il n’est pas sûr qu’il en ait été conscient, et cela lui était parfaitement indifférent. L’image de la jeune fille de la rue des Marais, son visage, son corps, il était déjà incapable de s’en souvenir. Car enfin, il avait conservé d’elle et s’était approprié ce qu’elle avait de mieux : le principe de son parfum. »
Les fragrances capiteuses du thème central
L’immonde perfection
Je précise ne rien divulgâcher en apprenant ce crime à ceux n’ayant pas encore lu ce nectar littéraire – précipitez-vous tant qu’il en reste dans le flacon ! –, car la quatrième de couverture nous dépeint d’emblée Jean-Baptiste tel un monstre, ce qu’il est par sa nature d’une violence froide, à la fois dénuée d’émotion et méticuleuse, si l’on peut dire. L’absence de remords se fond ici dans l’atteinte d’un objectif d’une beauté suprême. La complexité de ce personnage dans ce qu’il a d’immonde jusqu’à la recherche d’une perfection extatique est l’un des intérêts du roman.
La révélation
L’idée qui prime dans cet extrait est le fait que Grenouille ait trouvé sa voie à travers l’assouvissement de son effroyable pulsion, comme annoncé quelques lignes plus tôt dans la prodigieuse évocation faite par Süskind de la révélation éprouvée par le meurtrier une fois son forfait accompli. Il est de ces paragraphes qu’on souhaiterait enfleurer et en presser délicatement la poire afin d’en nébuliser une brume d’inspiration :
« Il avait trouvé la boussole de sa vie à venir. Et comme tous les scélérats de génie à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme, Grenouille ne dévia plus de l’axe qu’il croyait avoir trouvé à son destin. Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s’était cramponné à la vie avec autant d’obstination : il fallait qu’il soit un créateur de parfums. Et pas n’importe lequel. Le plus grand parfumeur de tous les temps. »
Le sillage olfactif du thème central
Pour ce faire, Grenouille apprendra son métier auprès de Baldini, parfumeur sur le déclin officiant sur le Pont-au-Change. Leur rencontre, l’enseignement de tout ce que le maître a appris et que son élève connaît d’instinct, bien que dépourvu de la moindre méthode et sans même savoir ce qu’est une formule, va constituer la ligne narrative fluide du thème central – son sillage olfactif. Paragraphe après paragraphe, page après page, chapitre après chapitre, le cœur du roman commence ici à embaumer en permettant à Grenouille par les compositions capiteuses qu’il va élaborer d’enivrer les plus hautes sphères de la société parisienne de son talent d’assassin floral.
De la bonbonne à la pipette
Bien entendu, une progression thématique d’une telle générosité est l’exemple à l’aune duquel on tente de sublimer notre propre écriture – sans espérer vraiment déployer ce procédé avec la même réussite éclatante sur les presque 50 pages que Süskind y consacre dans Le Parfum. On ne s’aventurera donc probablement pas à remplir une bonbonne de paragraphes quand c’est à la pipette qu’on les écrit, mais au final seul le contenu vaut. Qu’importe le flacon, vous respirez la suite…

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