Le style humoristique créé un effet de légèreté. J’aimerais vous le démontrer à travers deux exemples. J’ai brièvement évoqué James Thurber à la fin de mon article précédent. Comme j’ai de la fuite dans les idées, je vous propose aujourd’hui de la colmater en faisant plus ample connaissance avec cet écrivain au style humoristique qui fit les beaux jours du New Yorker. Un homme dont la légèreté s’exerça tant dans la littérarité de ses nouvelles que dans le minimalisme astucieux de ses dessins…
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Thurber, ou l’art du rire discret
Des petits riens dans la pénombre
La préface du recueil de nouvelles La vie secrète de Walter Mitty, rédigée par Jacques Sternberg, m’a paru idéale pour se pencher sur un des aspects souvent négligé de l’écriture malicieuse : le traitement de la banalité. Chez un auteur comme Thurber, cela se manifeste de différentes façons. Par une description gourmande de ces petits riens quotidiens prêtant souvent à sourire sous sa plume. Par la manière dont il observe à travers ses personnages ce qu’il y a de dérisoire chez l’être humain. Et ce que cette insignifiance peut avoir de drolatique, quitte à s’effacer devant elle pour en augmenter la portée. Comme l’écrit Sternberg : « Il s’agit d’un humoriste, pas d’un comique. Et de plus, d’un humoriste passionné de pénombre, de demi-teintes, d’allusions, de traits à peine ébauchés. »
Les entrechats de la souris
Cet effacement requiert une parfaite maîtrise de l’économie des mots sans verser dans un style aride. Je n’ai pas vu une phrase de trop chez Thurber dans son observation des motifs assez vains nous animant la plupart du temps. Tous ces instants où nous ne sommes que les conquérants de territoires émotionnels étriqués, il les dépeint sans à un quelconque moment empeser son style. Même quand il s’empare d’un sujet aussi anodin que la découverte d’un de ces livres de traduction anglais/français conçus pour les voyageurs ignorant couramment les langues étrangères, selon la fameuse formule de Frédéric Dard. Il trouve encore là matière à faire émerger l’absurdité sans se montrer caricatural. Avec la discrétion d’une souris faisant des entrechats.
Do you speak french ?
Ici, il s’agit du Collin’s Pocket Interpreters : France. J’ai vérifié l’existence de cet ouvrage afin d’être sûr que Thurber s’appuyait sur une part de réel pour nous entraîner dans son univers délicieusement farfelu. Vous allez constater, pour le cas où vous en doutiez, qu’il n’est nul besoin de se répandre en bons mots pour atteindre une vélocité d’esprit telle qu’elle permet au lecteur d’apprécier la finesse d’une plume acérée. Je ne vais pas vous laisser plus longtemps sans vous apporter la preuve irréfutable du génie de Thurber, s’exprimant avec évidence dans l’extrait suivant :
« Ouvrons ce terrifiant petit volume. Chaque page contient une liste d’expressions anglaises placées l’une au-dessus de l’autre, ce qui lui donne l’aspect d’un poème. […] À partir de là, le désastre se précipite jusqu’à la fin où, comme vous le verrez, l’enfer lui-même s’entrouvre. Le volume contient trois phrases à employer quand on est dans l’ennui, pour une exprimant que tout va bien. Mon expérience personnelle m’a enseigné que c’était là une juste proportion, mais Dieu m’épargne certaines des mésaventures auxquelles le voyageur se prépare dans le mélancolique poème narratif de Mr. Collins. Le malheur commence véritablement dans le chant intitulé ‘‘À la douane’’. Nous y trouvons : ‘‘Je ne peux pas ouvrir ma valise’’. » ‘‘J’ai perdu mes clefs’’. […] ‘‘Avez-vous vu le porteur 153 ? ’’ Cette dernière question est, à mon sens, un petit chef-d’œuvre de style, car nous avons là en quelques mots un portrait animé de ce touriste perdu dans un amoncellement de milliers de bagages et de douzaines de douaniers, cherchant désespérément un porteur parmi cent cinquante-deux autres au moins. Nous sentons que le touriste ne retrouvera pas le porteur 153, et le thème du désespoir est amené. »
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S’amuser de la réalité
De la délicatesse dans le contraste
Comment a procédé Thurber pour pointer du doigt ces tracasseries tant administratives que polyglottes ? Pour commencer, il aborde son thème avec retenue, pour ne pas dire avec délicatesse, renvoyant à la poésie ce livre basique destiné à faciliter les relations dans la vie courante d’un touriste par l’apprentissage sommaire de la langue du pays qu’il visite. Cependant, on a vu qu’il l’a qualifié de « terrifiant » juste avant. Il propose – ou plutôt impose – d’emblée un contraste. Dans quel but ? Celui de préparer le terrain où son humour va croître et embellir sa prose.
Le chemin du bluff
Par touches légères frappées au coin du bon sens, il nous convie à sourire de tous les dysfonctionnements de notre société. En un regard faussement ébahi porté sur ce que le rempart du langage peut entraîner de situations lunaires. Thurber tient du joueur de poker littéraire, le bluff constamment accroché au coin de son stylo. Vous pensez qu’il vous accompagne dans une direction alors qu’il vous prend par le coude pour vous faire rebrousser chemin. Au cas où vous auriez loupé quelque chose dans le paysage fascinant de son imaginaire. Alors lisez cet auteur, d’accord ? Juste pour avoir le plaisir d’être décontenancé.
L’invité surprise
Si je vous ai vendu Thurber comme un joueur de poker, c’est parce que j’avais un autre atout dans ma manche ; j’ai nommé James Patrick Donleavy. J’ai déjà dû vous en causer à l’occasion d’anciens articles, mais le fait est qu’il ne m’est pas possible de penser à quelqu’un d’autre pour s’inscrire dans la droite ligne de ces auteurs dont l’inspiration flotte au-dessus du sérieux. J’ai relu une de ses nouvelles ce matin, Un ami, peut-être une de ses plus réussies. En tout cas, elle me bouleverse chaque fois que je me replonge dedans.
Trois glandes ou rien
Mais ce bon vieux Donleavy, paix à son âme, outre l’émotion qu’il pouvait susciter, savait aussi avec habileté mettre beaucoup de gaieté dans ses histoires. Soit en passant par le registre rigolard, soit en recourant à une grivoiserie savamment cultivée, ou encore en se permettant un épatant désir de choquer son monde. Aucun mot ne lui était interdit, rien n’entravait sa concupiscence verbale ni son pouvoir d’évocation alors même qu’il décrivait des choses d’une improbabilité hilarante. Un exemple ? Il n’y a qu’à demander :
« Les vents mugissent et la mer cogne au-dehors. On pourrait somnambuler. Tomber des remparts dans l’abîme. Parsifal a dit qu’il y avait en haut de la montagne un lac noir glacé et sans fond. Plein d’étranges et minces poissons dont certains sont si effilés qu’ils pourraient traverser une pierre en nageant. Mais à l’extrémité du souterrain qui s’ouvrait sous les falaises, à une profondeur de six toises, se trouvait le grand congre. Dissimulé dans une grotte. Parsifal a dit : Monsieur je ne veux pas vous ennuyer avec une vieille anguille. Mais pendant de nombreuses années ont été rejetées du souterrain des choses terribles du genre têtes et cuisses et on disait que Clementine des Trois Glandes se débarrassait ainsi des femmes qu’il répudiait et qui hurlaient lorsqu’elles étaient entières. »
Une vie simple et légère
Donleavy flirte ici avec un gore absolu tempéré par la distanciation dont fait preuve Parsifal, le majordome du narrateur, ce dernier ayant hérité d’un château du fameux Clementine des Trois Glandes, ainsi que de sa particularité physique consistant en « La trinité qui pend librement là en bas sous la blancheur infinie de mon cul ». Je ne vais pas vous faire un dessin comme Thurber aurait su l’esquisser. Même si, en toute modestie, je pense être capable de reproduire un homme doté de trois testicules. Il faut juste avoir bien suivi ses cours de géométrie afin de savoir comment former les ronds et les ovales. Voyez comme la vie peut se révéler simple et légère, parfois…
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