Première partie
Une petite phrase : un bon mot, trait d’esprit, saillie, punchline, boutade, épigramme… Toutes ces formules plus ou moins brèves sont principalement destinées à n’exister que pour et par elles-mêmes, car souvent hors d’un contexte précis. Ça les rapproche des citations et des aphorismes et les éloigne des ersatz encombrant les réseaux sociaux où surnagent des réparties spirituelles empêchant la plupart des échanges de sombrer dans la médiocrité. Si l’on devait établir une passerelle entre les deux « genres », ce serait, avec plus ou moins d’élégance, la raillerie acerbe et la finesse assassine qui les réuniraient. Vous devez vous demander où je souhaite en venir avec cette introduction, mais soyez sûrs que c’est une fois de plus la porte de la boutique littéraire que nous allons pousser. Et qu’à partir d’une « petite » phrase, on peut beaucoup écrire…
Ces « petites phrases » qui iront loin…
1) À force d’écrire chaque jour à sa maîtresse, un homme vit sa femme le quitter après trente ans de mariage car elle le trouvait trop enveloppé.
Comme vous allez le constater, certains des intertitres de cet article diffèreront de ceux auxquels je vous ai habitués. Dimanche soir et la journée de lundi, j’ai écrit une trentaine de phrases ou de mini-dialogues à visée humoristique, mais, comme expliqué dans mon introduction, les unes et les autres ne sont rattachés à personne en particulier ni à des scènes faisant partie d’une histoire. Ce sont des amusements n’ayant pour poids que l’encre qui les composent. Ils flottent dans les territoires de l’écriture en attendant que quelqu’un les attrape pour en faire quelque chose. Mais quoi ? Le mystère de ce que je vous propose pour leur donner une certaine utilité sera dissipé dès le paragraphe suivant.
2) Que faire de ça ?
Telle quelle, la phrase introduite par le 1) est autosuffisante. Aucun développement ne s’avère nécessaire pour saisir la drôlerie de ce que nous pourrions appeler une chute, avec cet homme jugé par sa femme trop enveloppé à force d’écrire. La cause est séparée par une virgule de la conséquence. Tout cela est bel et bien, mais en l’état, on sent bien qu’il ne s’agit pas d’une blague si facile que ça à caser dans un paragraphe. Par commodité, il serait plausible de la placer au début d’un récit sans en retirer un mot. Elle introduirait une situation qui, en même temps qu’on la découvre, peut d’ores et déjà intriguer le lecteur. Que va-t-il advenir de la femme ? L’homme se décidera-t-il à rejoindre la maîtresse avec qui il a entretenu durant trente longues années cette relation épistolaire ? Ce ne sont pas deux questions d’un intérêt extraordinaire, mais bien exploitées, on devrait peut-être en tirer un récit intéressant, après tout.
3) L’utilité à double effet d’une phrase « isolée »
Ces phrases écrites comme elles me viennent, « à la volée », ont deux mérites. Le premier est, par exemple quand j’éprouve un peu de peine à avancer dans l’une de mes nouvelles, rien de réellement créatif pour mon histoire ne se mettant en place, d’avoir le pouvoir de maintenir intacte ma volonté d’écrire. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou qu’un tyrannosaure vienne faire ses besoins sur mes godasses, je conserve un rythme d’écriture. Lorsqu’on effectue ce métier, c’est tout bonnement indispensable, donc précieux, sous des dehors pouvant n’être considérés que comme un moyen de se distraire. Pendant que l’on essaie d’oublier qu’une crotte « de la taille d’un sandwich sous-marin » selon le Net (44cm de long, 13 de hauteur) a atterri sur vos pompes. Et merci de ne pas rigoler en pensant au moment où j’ai tapé « Quelle est la taille du caca d’un tyrannosaure » dans ma barre de recherche, je vous prie.
4) Le second effet de la phrase « isolée »
Bon, fini de rire. Quant à la très vieille dame qui semble elle-même tout droit sortir de l’ère Mésozoïque, je vous prierai de bien vouloir vous rasseoir. Et de cesser de m’interrompre à tout bout de champ en me demandant à quelle longueur on a évalué la longueur du périscope d’un tel sous-marin. Le second effet de la « phrase isolée » est, qu’à tous moments, celle-ci pourra alimenter votre texte. Qu’il s’agisse d’un dialogue, d’une réflexion d’un de vos personnages nous en apprenant plus sur lui, d’un conseil donné par un grand-père à son petit-fils, d’une critique adressée par l’un de vos protagonistes n’appréciant guère une personne, etc., vous tenez là un filon inestimable. Alors que vous pensiez faire passer le temps en écrivant des choses sans importance. Voici deux scènes ayant découlé de mes « petites phrases », qui apparaîtront en italique dans ces fragments. Et avant cela, je vous les présente en gras, pour que vous compreniez mieux leur rôle dans la structure du texte qui les suit :
5) Deux écrivains se rencontrent :
« Alors, votre roman, il avance ?
— il se contente de suivre le tien pour voir où il va. »
Les confidences inspirées
Les deux auteurs marchaient en silence sur le trottoir, chacun ayant l’air plongé dans ses pensées. Voire préoccupés. Finalement, après avoir dépassé la devanture d’une horlogerie, comme le rappel de l’urgence de s’exprimer quand le temps qui s’écoule évoque un renoncement à le faire, ce fut le plus jeune des écrivains qui prit la parole :
« Alors, votre roman, il avance ? » demanda-t-il d’un ton aimable ne parvenant pas à masquer la légère anxiété contenue dans sa voix.
L’homme questionné s’arrêta au bout de quelques mètres et eut un fin sourire avant de se tourner vers son ami et de lui répondre.
— Il se contente de suivre le tien pour voir où il va, répliqua-t-il. Puis après un instant de réflexion, il ajouta : en espérant qu’il ne me mènera pas vers un précipice. »
Ni l’un ni l’autre n’ajoutèrent un mot, et ils repartirent d’un bon pas, se sachant tous deux dans cette impasse où échouent les gens de lettres en mal d’inspiration. Ce petit échange ne les sortait pas de l’embarras, mais du moins leur avait-il permis de s’avouer à mots couverts qu’ils partageaient le même blocage. Cet aveu à peine dissimulé porterait-il ses fruits un de ces jours prochains, songea le plus âgé d’entre eux ?
Qui sait ? Une idée ne satisfaisant pas le vieux mentor pourrait convenir à celui qu’il avait pris sous son aile depuis des années, et inversement. Alors pourquoi ne pas imaginer reprendre leur plume avec un regain d’énergie les voyant enfin achever leur ouvrage respectif ? Parfois, de paroles frôlant le non-dit, l’espoir renaît. Comme en écho à ses pensées, le jeune romancier cheminant à ses côtés se mit à siffloter gaiement dans le vent tiède qui se levait.
Rien n’était jamais gagné d’avance en littérature, mais des jours prometteurs s’annonçaient qui, à chacune de leur foulée, débarrassait leur esprit des infernaux ressassements qui l’avaient obscurci ces derniers temps. En quelques paroles, le sang irriguant leur cerveau paraissait pulser d’une lumière nouvelle.
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Vraiment, vous n’avez pas le temps d’écrire ?
6) Écrivez deux pages correctes par heure
Mon petit dialogue de base m’a permis de rédiger, à quatre ou cinq lignes près, l’équivalent d’une page de nouvelle ou de roman. J’ai rédigé l’extrait que j’en ai tiré en « temps réel », c’est-à-dire pour cet article sans faire de pause, et cela m’a pris plus ou moins vingt-cinq minutes. En y ajoutant cinq ou six minutes environ pour y apporter quelques retouches afin de proposer un texte à peu près présentable, on obtient une demi-heure, soit, à ce rythme, presque deux pages par heure. Ça vous donne une idée de la productivité que l’on peut atteindre chaque jour. Bien sûr, je pondère cette possible cadence par le fait que cette scène que je viens d’inventer ne s’inscrive pas dans le cadre d’une histoire planifiée. En quelque sorte, elle sort de nulle part, si ce n’est de quelques mots écrits en guise de « délassement constructif ».
7) Ruisseaux et castors
Des mots m’ayant cependant permis de déclencher en moi l’élan pour rédiger un passage qui, sans relever du génie, présente le soutien mutuel de deux écrivains hésitant à s’ouvrir à l’autre du fardeau qui leur pèse, et s’en voient pour partie soulagés à l’instant où ils comprennent qu’ils partagent le même. D’un pessimisme qui se tapissait dans l’ombre, une lueur d’optimisme finit par illuminer une promenade où chacun dans son coin se débattait avec d’obscures pensées. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, comme on dit, même si ces crétins de castors font rien qu’à tout gâcher avec leurs foutus barrages. En langage non crypté : d’une poignée de mots peut jaillir l’inspiration en dépit des obstacles pouvant la ralentir.
8) Écrire alors qu’on ignorait avoir quelque chose à dire
Avant de me lancer, mettre en scène un mentor et son « élève » subissant dans la même période le syndrome de la page blanche ne m’avait absolument pas effleuré l’esprit. Vous connaissez le phénomène de l’écriture : un mot en entraîne un autre, créant un contexte autour duquel une histoire se construit. Ou pas, d’ailleurs. Cela reste une piste de travail, un moyen de mettre en branle votre imaginaire, même si ce que vous écrivez par la suite n’a qu’un rapport très éloigné avec ce qui a mis vos pensées sur les rails. L’important étant de ne pas rester en rade en rase campagne au beau milieu de la voie. Mince, je n’aurais jamais dû prendre « métaphores et comparaisons » en deuxième langue, moi.
9) Deux copains, dont l’un a des fins de mois plus que difficiles, discutent dans un bar :
« Tu as vu, la NASA a réussi à dévier la trajectoire d’un astéroïde grâce à une sonde spatiale !
— Ah ? Et ça fonctionne aussi avec les huissiers ?
Un astéroïde d’ennuis
Ils éclusaient un godet, de la bière brune assez forte, dans un troquet proche du grand appartement où Julien vivait. Ce dernier savait qu’il ne lui faudrait pas déployer des trésors d’ingéniosité pour convaincre son pote de le laisser régler les consommations. Peut-être même remettrait-il une autre tournée tant son copain de toujours lui paraissait plus morose et en rogne que d’ordinaire, ce jour-là.
Par contre, ce serait plus duraille de lui arracher un sourire et, surtout, de faire dériver la conversation vers autre chose que les problèmes d’argent que Paul connaissait depuis quelque temps. Au point que sa situation ne tarderait pas à devenir alarmante s’il ne réglait pas au moins quelques-unes de ses dettes. Peu de temps auparavant, il avait émis à deux ou trois reprises l’idée de se foutre en l’air pour ne plus faire face à cette vie de misère.
Malgré l’amitié indéfectible qu’il lui portait, Julien ne pouvait se résoudre à remédier à sa précarité financière, ou plutôt à en colmater les brèches. Car en dépit de son train de vie plutôt aisé, il considérait que le dépanner ponctuellement était une chose, mais que l’entretenir ne l’aiderait en rien sur la durée. Le mal était profond, et il se doutait que Paul finirait par trouver humiliant de vivre à ses crochets. Jusqu’à commettre le pire ? Il s’en voulait de ne pas trouver de solution viable, mais que faire ? Ces dernières semaines, même les jours où Paul était à peu près dans son assiette, elle comptait trop d’ébréchures…
La télévision du bistro était branchée sur une chaîne délivrant des informations en continu. Ou plutôt, un flot de mauvaises nouvelles incessantes. Ça semblait tout sauf calmer l’humeur de Paul, rage sourde faisant son lit sur un fond dépressif instable du genre sables mouvants. Les augmentations diverses des frais fixes ou pas, les aides que les politicards – Paul ne les appelait jamais autrement – souhaitaient selon lui diminuer, si ce n’était les sucrer carrément, ça lui mettait la rate au court-bouillon.
Enfin, la journaliste parla d’une info que Julien considéra suffisamment positive pour endiguer le flot de jurons qui commençaient à fleurir dans le discours désabusé et belliqueux de Paul, aussi sauta-t-il sur l’occasion pour tenter de reprendre le cours de leur discussion en lui donnant une tournure plus plaisante.
Parfois, ce genre de subterfuge marchait pour l’arracher assez longtemps au paquet de cambouis dans lequel son cerveau marinait depuis qu’il le connaissait ou presque. Ç’avait jamais été un type à qui le destin adressait des courbettes, Paul. Julien savait bien qu’il n’existait pas de terme savant pour quelqu’un collectionnant les emmerdes, mais si tel avait été le cas, nul doute que ç’aurait pu être paulophile.
Pour éviter qu’à cette idée le sourire douloureux qui lui venait soit mal interprété par son ami, il le transforma illico en un large sourire enthousiaste tout en désignant le téléviseur fixé au-dessus du comptoir derrière lequel un barman rondouillard semblait s’ennuyer ferme.
« Tiens, tu as vu ce que la NASA est parvenue à faire avec une sonde spatiale ? Ils ont réussi à dévier la trajectoire d’un astéroïde ! C’est quand même dingue, non ? »
Paul jeta un coup d’œil au poste, son regard fixe s’intéressant quelques instants à ce que l’expert de service indiquait à ce sujet, graphique virtuel à l’appui, avant de terminer sa chope de bière cul-sec et de commenter d’un air à la fois triste et railleur :
« Ah ! Et ça fonctionne aussi avec les huissiers, leur bidule ? Parce que moi, je la leur enverrais bien dans la tronche, cette putain de sonde, pour qu’ils fassent un grand détour au lieu de venir chez moi me réclamer du fric ! Je leur en filerai une sévère, de nouvelle trajectoire, tu peux me croire ! Et si jamais un type se pointe pour me couper l’électricité, je lui éclaterai la gueule dans le compteur jusqu’à ce que les plombs lui giclent par les oreilles.
Il vérifia que son verre était vide.
Pendant ce temps-là, ils sont en train de nous fabriquer une décharge dans l’espace avec leurs foutus satellites»
Et merde, pensa Julien, ça va être coton de le faire baisser en pression. Il m’a l’air remonté comme un coucou suisse qui fracasserait l’horloge le retenant captif pour gueuler sa haine du monde à heure fixe. Bon, à propos de pression…
« Patron, vous nous remettrez la même, s’il vous plaît ? »
10) À partir de maintenant, ce sera comme d’habitude !
Ou si vous préférez, le non moins fameux « Le changement dans la continuité ». Bien que j’aie utilisé un registre langagier différent, mon principe de travail pour cet article est demeuré le même : la preuve par l’exemple à partir de deux lignes de dialogue. Le texte a été écrit dans les mêmes conditions que précédemment. Comme il est un peu plus long que le premier, il m’a fallu quasiment 45 minutes pour en venir à bout, sans le retravailler plus que ça, mais sa relecture, dans ce qu’elle a eu de bref, m’a réclamé quelques efforts tout de même. J’ai par ailleurs volontairement choisi dans ma liste de « petites phrases » celle abordant une actualité récente : l’astéroïde à qui on a collé une pichenette pour lui apprendre à ne pas traîner n’importe où dans la galaxie sans s’essuyer les pieds sur le paillasson cosmique.
11) Le marbre des étoiles
Mon subconscient, ou ce que vous estimez être responsable de ce que mes neurones trament dans leur coin, a ensuite opté pour une stratégie ayant déjà fait ses preuves : l’exposition d’une prouesse technologique se déroulant à des millions de kilomètres de la Terre opposée à la détresse d’un type dans la mouise que cet exploit laisse de marbre. Parce qu’il n’a pas les moyens de s’en payer pour refaire le carrelage dans ses toilettes. Du marbre. Tant qu’à persister dans la confrontation sociétale, j’ai mis en présence un homme bien installé dans la vie et un autre qui gagnerait tout à la perdre. Bref, un qui est né sous une bonne étoile et celui qui cherche en vain à les atteindre.
12) Le moteur de la mauvaise humeur
Ça m’a pris un peu de temps avant de trouver sous quel angle j’allais aborder « Un astéroïde d’ennuis », une petite demi-heure à peu près. Deux amis buvant un coup dans un bar et découvrant à la télévision un nouvel épisode de Star Wars, si l’on peut dire (les journalistes ne se sont pas privés de citer la saga de George Lucas, comme ils le font presque systématiquement dès que des scientifiques testent de nouveaux joujoux coûteux dans l’espace). L’un des deux potes faisant une vanne à ce sujet. Mouais. J’avais besoin d’un élément plus accrocheur à quoi rattacher ce défi technologique se déroulant loin de nos tracas terre-à-terre.
13) Les emmerdes vus d’en haut, les miracles vus d’en bas
Espace ? Terre ? Voilà, j’avais mon sujet. Le personnage de Paul m’a permis d’évoquer les galères se multipliant ici-bas et, ce qui je l’avoue me laisse souvent admiratif, les appareils divers et variés évoluant loin au-dessus de la croûte terrestre. Au cas où l’avenir de l’humanité trouverait son salut à une altitude faisant passer l’Everest pour un pâté de sable élaboré par de petites mains potelées sur une plage. Près de 3000 satellites tournicotent au-dessus de nos têtes, dont les plus vieux datent d’une cinquantaine d’années. Face à ça, la détresse teintée de colère exprimée avec virulence par Paul servirait de contrepoint. Comme quoi parfois, il suffit de placer un huissier entre un astéroïde et une sonde spatiale pour inventer une historiette !
14) Déshabillez l’imaginaire de sa blancheur
Nous voici parvenus à la fin de la première partie consacrée à la puissance des « petites phrases », ainsi qu’à leur potentiel quand il s’agit pour nous de relancer la machine à réfléchir, plutôt que s’abêtir le cerveau de propos dévalorisants quant à notre capacité à écrire. À trop rester le regard dans le vide devant une page blanche, on finit par se persuader que c’est la couleur à la mode dont notre imaginaire devra se vêtir à jamais. Et l’on finira par oublier le pouvoir des Petites Phrases, ce qui serait bien triste. D’autant plus que pour la seconde partie, je suis en train de vous préparer, à partir de l’une d’entre elles, une histoire bien plus longue. Ce qui, pourquoi pas, pourrait s’avérer être une bonne nouvelle…
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