Première partie
Toutes et tous à vos djembés, maracas et bongos, car aujourd’hui nous allons étudier le rythme ! Attendez… ce n’est pas la section musicale, ici ? Pas grave, on va pousser la porte d’à côté. Tiens, c’est celle d’un atelier d’écriture, en l’occurrence ! Pur hasard. On va en profiter pour se rendre compte de l’importance du rythme dans la littérature, comment il fait swinguer le style, permet à vos idées de se trémousser, vos phrases de se déhancher. Tout ça en sentant l’odeur enivrante de l’encre qui transpire…
La construction du rythme
Le rythme du discours
Il est rare d’écrire avec un sens du rythme inné. Tout comme la parole ne se pose pas d’elle-même avec le timbre assuré d’un tribun ayant appris à la moduler de son adorable premier babillage à son dernier ramassis de mensonges discours électoral. Il en va de même pour le rythme en littérature. L’auteur en herbe passe de l’apprentissage d’une technique à une autre, de la façon dont elles font pulser son histoire en les appliquant au fur et à mesure dans son écriture. Au point, après un long processus, de les y intégrer sans y penser tout en ayant conscience des effets qu’elles produisent, des sonorités qu’elles génèrent et du tempo qu’elles impriment au texte.
Le partage des idées
Ma comparaison avec des politiques s’arrangeant plus ou moins avec la vérité s’arrête là où les écrivains ne s’inscrivent pas dans une tendance avec pour seul but de persuader leurs lecteurs de croyances basées sur le rabâchage. Comme on dit, un mensonge répété mille fois ne devient pas une vérité. Vous pouvez essayer de répéter cette phrase mille fois, si vous voulez. Un auteur sérieux se renseigne auprès de diverses sources afin d’étayer ses thèses – ou les infirmer si ce qu’il veut démontrer passe par le rejet d’une partie de ses convictions de départ. Ce qui est pour le moins la preuve d’une ouverture d’esprit. Certains se partagent un gâteau, d’autres des idées. Aux miettes du premier qui asservissent l’esprit, préférons les bouchées intellectuelles des secondes qui le libèrent. N’oubliez pas de me dire qu’il me faudra réutiliser ce paragraphe le jour où j’écrirai un article sur la digression. Merci
Des larmes sur le barbecue
J’ai eu une vision d’un optimisme délirant (« visions » ? « délirant » ? Merci de ne pas vous renseigner sur le prix des camisoles tout de suite). Des écrivains honnêtes, talentueux, réfléchis, soucieux d’exposer comment ils voient la société évoluer par le biais d’un roman salué par le plus grand nombre ; des écrivains étudiant les avis qu’on leur opposerait, envisageant avec discernement ce qui les feraient douter ; ces écrivains-là rythmeraient de leurs prévisions ancrées dans la réalité les bacs des librairies lors des rentrées littéraires. Plutôt que le genre de bouquins comme « Que dois-je mettre d’indispensable dans mon sac-à-main selon les influenceuses pour passer une journée au top ? » ou « L’homme doit-il envisager l’avenir de sa virilité à l’abri de sa merguez en contemplant les braises du barbecue ? » Bon. Je vais pleurer un peu et j’en reviens au rythme.
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Quand le rythme tient en quelques mots
La corde qui fait vibrer les idées
Afin de parler de l’importance du rythme dans une histoire, j’ai choisi, pour ne citer que deux des œuvres littéraires parmi les plus connues : 1984 (1949) et, plus récemment, La route (2006), qui annonçaient le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui à peu près partout ou tel qu’il risque d’être dans un futur proche. Le rythme a plusieurs cordes à son arc, et l’une de celles-ci peut surprendre tant le milieu d’où elle provient semble éloigné de la littérature de la façon dont on la conçoit : la publicité.
L’efficacité dans la brièveté
Il existe pourtant une passerelle naturelle entre les deux : la brièveté d’une formule qui doit frapper l’esprit. Sans nommer les marques qui y sont associées, je vais seulement indiquer leur slogan : « What else ? », « Parce que nous le valons bien » et « Just do it ». Je suis certain que vous avez en tête au moins un des produits dont ces quelques mots sont conçus pour les mettre en avant. Le premier sous-entend qu’il n’existe aucun café au-dessus de celui qu’il propose, le deuxième valorise les femmes à travers des produits cosmétiques sans leur imposer de plaire aux hommes, le dernier contient une charge positive revendiquant un esprit d’entreprendre relié aux exploits sportifs.
S’enfermer dans la pseudo-célébrité
Bien plus frappante au point d’être devenue une référence culturelle pour une société très encadrée ou assujettie à une surveillance de tous les instants, la légende sans cesse rythmée « BIG BROTHER TE REGARDE » (ou « TE SURVEILLE », selon les traductions) symbolise plus d’un demi-siècle après son invention par George Orwell l’absence d’intimité et la castration de l’individualisme. Des téléréalités ont portés le nom de Big Brother à travers le monde, un paradoxe quand on sait que ceux y participant consentent à ce que chaque heure de leur vie soit exposée à la curiosité des téléspectateurs quand les héros du roman cherchaient à y échapper. Ceci pour accéder à une pseudo-célébrité en passant leur temps à se crier dessus et à s’injurier (ça va d’ailleurs souvent de pair). Voyons, où l’ai-je mise, cette boîte de mouchoirs ?
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L’énergie du slogan
Le tempo du totalitarisme
1984 ne se résume pas, loin de là, à la description d’une existence cadenassée mentalement et soumise au voyeurisme, pas plus qu’à quatre mots incarnant une autorité insaisissable. Les héros de l’histoire, figés au départ dans leur impitoyable routine par ce slogan, finissent par agir en dépassant leurs craintes. La propagande qui sert de rythme au récit les anime et les incite à prendre des décisions. Celles-ci les entraîneront inexorablement vers leur sort, autant pour fuir cette menace que pour découvrir en quoi elle consiste. Poussés par la répétition d’un message minimaliste qu’ils vomissent, affiché à l’envi partout où c’est possible, ils essaient d’échapper au martèlement tant immuable que frénétique de Big Brother. À l’apologie qui en est faite à travers des rites maintenant intact le tempo du totalitarisme. Du rythme barbare, mais toujours du rythme.
Les zones illogiques du cerveau
Rien n’est plus inquiétant que d’être conscients – mais passifs – en sachant que des phrases régissant notre vie ont été pensées en ce sens. Des phrases nous rendant indispensable ce qui est facultatif. Dois-je évoquer les files d’attente de plusieurs heures qui se créent pour acheter un jour avant les autres consommateurs des machins digitaux qui seront démodés l’année suivante ? Comme si le produit fini d’une publicité et les trois ou quatre mots en vantant les mérites supposés s’introduisaient dans notre cerveau jusqu’à des zones dépourvues du moindre raisonnement logique.
La compréhension accélérée
Non, je n’ai pas dit que votre iPhone 14 allait vous manipuler dans les jours qui viennent. Mais il est en pleines négociations avec votre tablette tactile, alors méfiance : TON MATÉTIEL ÉLECTRONIQUE TE SURVEILLE. Ceci pour souligner qu’en mal comme en bien, une formule brève peut se révéler d’une efficacité redoutable. Vous l’aurez compris, en tout cas je l’espère parce que ça va quand même faire huit paragraphes que j’y consacre d’étourdissants efforts ; une idée se diffusera avec d’autant plus de vitesse dans votre esprit qu’elle tiendra en un minimum de mots facilitant son accès à votre cerveau et, par-là même, en augmentera sa mémorisation de manière significative. Le rythme accélère la compréhension générale d’un texte.
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Le rythme ponctué de cendres et de cadavres
De la dynamite sur la route
La bonne nouvelle est que tout le monde n’en veut pas à votre libre arbitre et que ce procédé vise avant tout à fournir le plus rapidement et le plus durablement possible une information importante à votre lecteur. Qu’elle le marque et le suive tout au long de votre histoire. Si elle marche derrière vous dans la rue et qu’elle attend un coin sombre propice pour vous agresser, il ne s’agira pas d’une information importante mais d’un fieffé malandrin, merci de ne pas tout mélanger. Voyons à présent de quelle façon la magie de la ponctuation dans l’expression transforme une phrase mollassonne en bâton de dynamite lexical en prenant La route…
Apocalypse et moutarde
Le prix Pulitzer de Cormac M Carthty a dans un premiers temps désorienté mes habitudes de lecteur. Vous saurez pourquoi dans deux paragraphes (ah, l’art du suspense !). Un extrait du quatrième de couverture pour se mettre dans l’ambiance ? Vous l’aurez voulu : « L’apocalypse a eu lieu, le monde est dévasté, couvert de cendres et de cadavres. Parmi les survivants, un père et son fils errent sur une route, poussant un Caddie rempli d’objets hétéroclites. ». Autant vous dire que les rayons surgelés du supermarché le plus proche ne doivent pas sentir la rose et ceux des conserves ont été dévalisés. Comme les étalages de moutarde chez nous, récemment, tiens. Pas suffisamment longtemps pour que les lapins soient peinards, mais quand même…
La lente asphyxie du lecteur (c’est engageant, tiens !)
La route a ceci de commun avec 1984 que les personnages principaux n’ont d’autre but que de survivre dans une société ou l’espoir a depuis longtemps disparu derrière la grisaille d’un horizon bouché. Sans moutarde, quoi. Là encore, le rythme est primordial afin de faire ressentir au lecteur ce que le père et le fils, entre longs silences et paroles essentielles, supportent de souffrances et de non-dits le long d’une bande de bitume interminable ne leur offrant que de rares moments de répit parmi les horreurs qui la bordent. Leurs échanges, souvent brefs et presque sans développements empruntent les raccourcis auxquels l’épuisement les oblige à recourir. Et ce style condensé est maîtrisé avec un art consommé de l’économie de mots. Les instants où leur quotidien s’améliore quelque peu épargne une lente asphyxie au lecteur. Dans La route, Mc Carthy se sert d’un rythme qui vous étrangle tout en desserrant de temps en temps ses mains de votre cou.
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Le rythme d’une ponctuation amputée
Quand les tirets sont en rupture de stock
On retient souvent son souffle, et l’on se surprend à soupirer après un passage tendu. Mais comment Mc Carthy, au-delà du sujet qu’il traite, parvient-il à obtenir un climat anxiogène à ce point. Je ne vais pas vous surprendre en vous disant que le rythme y est pour beaucoup. À commencer par l’absence totale de tirets de dialogues, ces derniers s’enchaînant en créant une urgence permanente, même quand les protagonistes se trouvent un peu – mais jamais bien longtemps – loin des dangers pour ainsi dire omniprésents et d’une sauvagerie telle qu’on les redoute sans cesse.
Une faille dans le bloc
Ce retrait volontaire d’un signe de ponctuation marquant d’habitude l’interruption entre deux scènes où un écrivain raconte son histoire est non seulement souhaité par l’auteur pour laisser ce rôle uniquement aux paragraphes, mais aussi, à mon humble avis, pour que le lien entre le père et son fils soit le plus solide possible. Que rien ne s’intercale entre eux, qu’il les soude afin que leur relation forme un bloc unique, quand ce tiret de ponctuation aurait pu constituer une aération, donc une faille, dans leurs modestes défenses. D’où ce sentiment de quelque chose d’à la fois fort et étouffant. Un sanctuaire de paroles non balisées par la suppression d’un simple trait qui sans être présent les relie. Bon, vous prendrez bien un p’tit extrait pour La route (vous pensiez vraiment que je n’allais pas la faire, celle-là ?), pas vrai ? Pour plus de clarté, je vous indique que le fils s’adresse en premier à son père :
On va entrer là-dedans ?
Pourquoi pas ?
J‘ai peur.
Tu ne veux pas voir où j’habitais ?
Non.
Il n’y a rien à craindre.
Il y a peut-être quelqu’un ici.
Je ne crois pas.
Mais suppose que si.
Il s’était arrêté les yeux levés sur le pignon de sa chambre d’autre fois. Tu veux attendre ici ?
Non. Tu dis toujours ça.
Je te demande pardon.
Je sais. Mais tu le dis quand même.
Ah, j’ai failli oublier : bien sûr, les guillemets ne sont pas de la partie non plus. Quant à un quelconque chapitre, n’y songez même pas. J’ai choisi là un des échantillons d’une de leurs conversations les plus « ouvertes ». Nous allons voir ce que ça donne quand c’est confondu avec une scène étant extérieure à leur univers de paroles enchaînées :
Il s’appuyait au caddie pour reprendre haleine pendant que le petit attendait. Il y eut un violent craquement quelque part dans la montagne. Puis un autre. C’est juste un arbre qui tombe, dit-il. C’est rien. Le petit regardait les arbres morts au bord de la route. C’est rien, dit l’homme. Les arbres de la terre vont tous tomber tôt ou tard. Mais pas sur nous.
Comment tu le sais ?
Je le sais. Voilà tout.
La vie derrière un Caddie
On sent derrière cette activité fortement distrayante revenant à pousser sans fin un caddie sur une route où le froid, la pluie et la neige règnent en maîtres que la rigolade n’est pas loin. Qu’on risque de s’esclaffer à chaque page. Non, bien sûr, le contexte veut que chaque jour de ce calendrier post-apo dont tous les jours seraient effacés soit une épreuve à laquelle la ponctuation aride de Mc Carthy se prête à merveille. Ce qui n’empêche pas parfois un rire de retentir, des jours plus cléments, l’amour réciproque du père pour le fils (appelé « le petit » tout au long du roman) et ce rêve qui les maintient debout, qu’au sud, là où ils se dirigent, il fera enfin chaud. Ce qui n’empêche pas ce bouquin qui grince en raison des pièces manquantes de sa ponctuation d’être un grand roman inoubliable.
Voilà, Dans cette première partie consacrée au rythme, on a vu qu’il suffisait de peu de mots pour que l’auteur imprime son tic-tac dans l’esprit du lecteur, et qu’une ponctuation inhabituelle peut donner son propre roulis au texte. Quand je repense à 1984, je me dis qu’il vaut mieux manger du foie gras que marcher au pas de l’oie…