Première partie
Ce titre pourrait induire certains en erreur : il ne s’agit pas ici de se demander pourquoi on écrit, mais ce qui provoque la subite envie de s’y mettre. Urgemment. Mille choses pour vous, mille autres pour moi, parfois les mêmes. Des raisons d’une telle évidence que lorsqu’on en mentionne une, il se trouve toujours une personne pour hocher la tête et dire qu’elle produit le même effet sur elle : satisfaire au plus vite ce besoin inopiné d’écriture. On ne remettra pas au lendemain, ça non. On ne peut résister à ces appels impérieux émanant d’on ne sait quel coin de notre esprit…
L’impulsion
L’envie d’avoir écrit
Être conquis par un livre ne se résume pas à en apprécier la maîtrise littéraire. Il y a aussi, parfois, quelque chose de l’ordre de l’impulsion animant tout à coup notre lecture. Ça se manifeste en nous par un tangage flou, l’ombre d’un rythme, un vertige intellectuel, bref, un mouvement de l’âme cognant les parois de notre crâne. Les mots de l’auteur paraissent alors déclencher un glissement de terrain de notre vocabulaire, nos idées dévalant les ravins de l’inspiration alors que rien ne nous préparait à cette avalanche. À cette soudaine envie d’avoir écrit.
Presque les nôtres
Cette envie est une anticipation de ce que nous rêvons de réaliser et qu’un écrivain a déjà accompli. Les romans et nouvelles regorgent de paragraphes dont l’aboutissement est une projection de ce que nous sommes capables de faire. Cette impulsion fait danser devant nos yeux une promesse qui se concrétise, des pages qui se noircissent, des images qui s’assemblent. Les mots qu’on avait renoncé à chercher se trouvent entre les lignes d’un autre, plus tout à fait les siens et pas encore les nôtres. Mais presque.
La terre froide de nos idées
D’autres fois, c’est un concept auquel nous n’avions pas songé qu’un écrivain décortique avec un sérieux analytique qui, le temps de notre lecture au moins, nous convainc. Et s’il ne nous convainc pas, du moins nous séduit-il. On s’en rend compte en se disant que nous aurions pu passer toute notre existence sans soupçonner la portée de ce concept, les possibilités qu’il ouvre ; les ressources enfouies qu’il met au jour. Ce que nous peinions à préciser perce la terre froide de nos idées assoupies et se réchauffe au talent de qui l’exprime avec clarté.
La fiction grammaticale
La réappropriation du Je
Ainsi ai-je déniché au cours d’une de mes lectures ce qu’Arthur Koestler a nommé « la fiction grammaticale ». Voici comment il la théorise dans son roman Le zéro et l’infini, par l’intermédiaire de son personnage Roubachof. Ce dernier connaît l’infortune d’être emprisonné avec comme maigre contrepartie l’occasion de développer ce que j’ai compris comme une approche de la réapparition du ‘‘Je’’. Sa réappropriation face à la grammaire dictatoriale où l’individu n’existe pas :
« Il s’apercevait que le processus incorrectement désigné du nom de ‘‘monologue’’ est réellement un dialogue d’une espèce spéciale : un dialogue dans lequel l’un des partenaires reste silencieux tandis que l’autre, contrairement à toutes les règles de la grammaire, lui dit ‘‘je’’ au lieu de ‘‘tu’’, afin de s’insinuer dans sa confiance et de sonder ses intentions. […] et ses observations persuadèrent peu à peu Roubachof qu’il y avait dans cette première personne du singulier un élément bel et bien tangible qui avait gardé le silence pendant toutes les années écoulées et qui se mettait maintenant à parler. »
Le zéro et l’infini – Arthur Koestler – Éditions Le Livre de Poche, extrait des pages 188/119.
La froide opération
Une pensée que Koestler précise, levant le moindre doute – s’il y en avait – sur la façon dont l’individualisme est nié jusqu’à l’inexistence sous un régime totalitaire. Sa formule mathématique appliquée à l’humain dit avec la froideur d’une opération à quoi se résume celui-ci, son libre arbitre étant ramené, et pour tout dire réduit, à l’uniformisation :
« L’infini était une quantité politiquement suspecte, le ‘‘Je’’ une qualité suspecte. Le Parti n’en reconnaissait pas l’existence. La définition de l’individu était : une multitude d’un million divisée par un million. »
Le zéro et l’infini – Arthur Koestler – Éditions Le Livre de Poche, extrait de la page 271.
Les grains d’encre
Mon interprétation de la « fiction grammaticale » de Koestler est peut-être erronée, ou par trop éloignée de ce qu’il a voulu démontrer, je n’en sais rien. Voici en tout cas le lien que j’opère avec le sujet de cet article : j’ai retiré de son concept un argument susceptible d’alimenter mes propres réflexions pour une nouvelle sur laquelle je travaillais au moment où je lisais Le zéro et l’infini. Si ça m’a poussé à écrire ? Bon sang, je n’ai même pas pu attendre de connaître toutes les implications de la « fiction grammaticale » avant de me ruer stylo en main sur la première feuille de papier venue ! Pour y jeter, pêle-mêle, des grains d’encre que mon imagination pourraient plus tard picorer…
Le survol de l’envie d’écrire
Gipsy Moth
Est-ce que lire donne envie d’écrire ? Pas uniquement, car cela crée bien d’autres désirs. Voyager par exemple, pour découvrir le même paysage dans lequel un personnage évolue et qu’il contemple ; y évoluer et le contempler à notre tour. Ainsi, quand dans La ferme africaine Denys Finch Hatton et Karen Blixen survolent le lac Natron à bord du biplace Gipsy Moth, il est tentant de vivre la sensation qui nous est décrite :
« Le ciel était bleu ce jour-là, mais après avoir quitté la plaine et gagné la région basse du désert de pierre, il semblait que toute couleur fut consumée ; la terre offrait l’aspect de l’écaille. […] Cette eau immobile, au milieu des terres brunes et calcinées, ressemblait à une aigue-marine. Nous la survolions de très haut et à mesure que nous descendions, nous apercevions notre ombre bleu foncé qui courait sur l’azur clair de l’eau.
Nous avions atterri sur le rivage blême et brûlant et avions déjeuné, tant bien que mal, à l’abri de l’avion, dans l’ombre parcimonieuse de son aile. »
Copilote du rêve
Ne serait-ce pas un merveilleux moment suspendu, cet imparfait déjeuner pris dans l’étroite bande ombrée d’un biplan ? À la lecture de Blixen, on se prend à rêver en devenant le copilote de son histoire. Le regard s’arrête sur le volcan Ol Doinyo Lengaï s’élevant à l’horizon au cœur de la chaleur intense de la Tanzanie, tandis que dans les reflets d’un bleu rosé du lac miroitent des promesses de baignade. Se baigner pour se rafraîchir, vraiment ? Mauvaise idée…
Le bestiaire pétrifié
Très mauvaise idée, même. Car si l’on est un peu curieux, on apprendra que l’eau du lac Natron, très caustique en raison d’une teneur élevée en sel et en soude, transforme en pierre les animaux qui y plongent ! Ces étranges statuettes ont d’ailleurs été magnifiées de façon saisissante par le photographe Nick Brandt : sternes, chauves-souris ou pélicans composent sous son objectif un bestiaire pétrifié d’une beauté macabre. Seuls les flamants roses nains sont épargnés par ce sort peu commun, ce qui a permis à Karen Blixen d’en faire une superbe évocation :
« Des milliers de flamants étaient posés sur le lac. De quoi s’y nourrissaient-ils ? Je l’ignore, car l’eau saumâtre de ce lac ne contient certainement pas de poissons. À notre approche, ils s’envolèrent, nous les vîmes se déployer en cercles et en éventail dans le ciel comme les lueurs du crépuscule ; il nous semblait contempler, à travers un kaléidoscope, de ravissants dessins chinois qu’un pinceau rapide aurait délicatement tracés pour nous sur porcelaine ou sur soie. »
La ferme africaine – Karen Blixen – Éditions Folio, page 318 pour ces deux extraits.
À noter ce « le vîmes » du texte original, au lieu d’un plus logique « les vîmes » si l’on considère les flamants ; s’ils ne se changent pas en pierre, ils ont bien le droit à leur coquille, après tout.
L’enthousiasme des mots à venir
L’analogie salée
Pas de flamants pierreux, donc. Mais en gardant à l’esprit les autres créatures victimes du « Plouf solidifié », on pourrait pourquoi pas s’en servir dans un texte pour illustrer un sentiment, ce qui m’a inspiré cette « phrase de réserve » griffonnée numériquement dans un fichier Word : « Le regard de sa femme le pétrifia comme, en Tanzanie, l’eau du lac Natron le faisait des animaux s’aventurant dans son eau fortement alcaline. Elle savait, et lui se calcifiait de honte à mesure que la certitude de ce savoir l’enveloppait telle l’eau du lac de mensonges dans lequel il se noyait. » Et une analogie au sel de Tanzanie, une !
Voler les poings serrés
Cette phrase resservira-t-elle ? Peut-être, mais pas dans cette version. Son seul mérite pour l’instant est d’exister parce que des piafs ont voulu se désaltérer dans un lac qu’ils auraient mieux fait d’ignorer d’un coup d’aile dédaigneux. Si je la réutilise comme j’en ai l’intention dans une scène précise, il me faudra beaucoup la retravailler. Mais l’élan est initié. Il y a toujours une chose créant l’enthousiasme des mots à venir. Un pélican qui ne réfléchit pas ou un Roubachof agrippé aux barreaux de sa pensée… grâce à ce qui nous pousse, notre écriture s’envole et serre les poings…
1 réflexion sur “Ce qui vous pousse à écrire”
Oh! Lumière.
Merci