Ma réflexion de la semaine porte sur une citation de Vladimir Nabokov : « L’art d’écrire est un art très futile s’il n’implique pas avant tout l’art de voir le monde comme un potentiel de fiction. » Je ne suis pas du genre à dénoncer les gens, mais c’est mon épouse qui me l’a soumise en pensant qu’il y avait quelque chose à en tirer. Je rends donc à César ce qui lui revient sans en faire des salades. Mais que nous dit cette phrase quant à l’emprunt qu’on doit faire au monde pour inventer le nôtre ? C’est ce dont nous allons causer…
Faire de la banalité sa complice
Quand on croise l’inspiration
Est-ce si évident de voir dans ce qui nous entoure matière à écrire une histoire ? Je pense que pour qui aime raconter des choses qui n’existent que dans son imagination, c’est une seconde nature. Un passant croisé une seule fois dans toute une vie peut ainsi devenir le personnage principal d’une nouvelle. Quelque chose en lui nous aura interpellé, et sans qu’il le sache, on lui inventera une existence dans la foulée. Une famille, peut-être, ou un métier. Des tracas comme de grandes joies. Un destin. Ce « potentiel de fiction » dont parle Nabokov existe bel et bien. Mais comment en retirer tout le jus ? Comment donner de l’épaisseur à ce passant, le rendre attachant ou détestable ?
Chaque détail compte
Dans notre consigne d’écriture portant sur le fragment, nous vous invitions à musarder dehors, un carnet de notes à la main. C’est peut-être, dans la formation que L’esprit livre dispense, un des conseils qui a suscité le plus d’étonnement. Pour bien des gens, ça a été une redécouverte d’un quotidien qu’ils pensaient parfaitement connaître, mais qui observé avec la volonté d’en obtenir une pâte textuelle prenait une nouvelle coloration. En ayant tous nos sens en éveil, la routine se débarrasse très vite de sa grisaille. Si en marchant dans la rue un détail attire votre regard, penchez votre esprit dessus. Ce peut être n’importe quoi : le comportement d’une personne, une curiosité architecturale, une odeur caractérisant un lieu, la conscience du froid mordant votre peau, tout ce qui au fond fait que nous ayons un rapport plus étroit – et plus enthousiasmant – au banal.
Tirez parti d’absolument tout
Vous voyez ce type à un arrêt de bus qui est arrivé trop tard pour s’épargner le désagrément d’une forte averse ? Il sera dans votre prochain texte, dégoulinant aux côtés de votre héros, et peut-être les ferez-vous échanger quelques répliques drolatiques qui nourriront votre histoire. N’oubliez pas que la réalité se noie à merveille dans la fiction sans jamais suffoquer. Ce vieux bâtiment qui sur le trajet vous menant au travail semble menaçant derrière l’alignement de ses vitres sales ? Un de vos personnages y séjournera, inquiétant, en embuscade par-delà le verre poussiéreux, y imprimant la marque de ses doigts. Tout ce sur quoi notre regard porte est susceptible d’alimenter notre prose. Absolument tout.
L’imagination dans un pot à crayons
Ce qu’un objet peut receler d’idées
Je ne sais plus si je l’ai déjà mentionné, mais un pot à crayons m’a permis de débuter un recueil de nouvelles. Ah, intrigant, n’est-ce-pas ? C’est un objet contenant près d’une quinzaine de stylos, qui trône depuis des années sur mon bureau. Il est décoré de ce qui semble être de vieux courriers à l’écriture bleutée, et de ces étiquettes octogonales que nous collions sur nos cahiers d’exercices quand nous étions à l’école. Il présente aussi une vieille image en noir et blanc d’élèves posant pour la traditionnelle photo de classe dans des uniformes d’une autre époque.
Tous morts
Un jour, en faisant le tri dans mes stylos, j’ai soudain pris conscience que tous ces gamins étaient morts, exactement comme quand Robin Williams le fait remarquer en montrant un cliché d’anciens pensionnaires de l’académie de Welton à ceux à qui il doit enseigner, dans Le cercle des poètes disparus. Eh bien, sans en tirer une leçon de vie aussi profonde que celle du professeur Keating, je suis néanmoins parvenu à en faire une nouvelle d’un peu plus de trois pages dont je reste assez fier. Tout ça pour dire quoi ? Que si l’imagination parvient à se nicher dans un pot à crayons, nul doute qu’elle puisse s’épanouir autour de vous, à chaque pas que vous effectuez.
L’apprentissage du monde pour supprimer la futilité
Faire fructifier les possibilités d’écriture que notre œil détecte demande une certaine discipline. Mais pour une fois que nous pouvons nous aérer le ciboulot tout en cultivant notre art, ne nous en privons pas, qu’importe ce que cela réclame d’efforts ! D’autant plus qu’il ne nous faudra pas en fournir plus que lorsque nous sommes devant notre écran en nous demandant quelle phrase pourrait donner du cachet à notre texte. Nabokov nous dit que la futilité réside dans notre incapacité à nous attarder sur ce que le monde a à nous apprendre. Je ne dis pas qu’il faille retirer un concept philosophique du moindre courant d’air, ni se sentir savant en ne faisant que constater les choses. Mais s’imprégner de tout ce qui nous entoure pour acquérir de la densité intellectuelle est un chemin qu’à mon avis tous ceux désireux d’apporter de la véracité à leur récit devraient emprunter.
Suivez mon conseil, il sait où habite l’inspiration
Préparez-vous à entrer en scènes
Il y a une multitude de débuts d’histoire à grappiller rien qu’en allant acheter une baguette, par exemple. Et si vous vous rendez plus loin que votre boulangerie, soyez sûr que vous trouverez de nombreuses sources d’inspiration, à condition de vous être préparé pour ça. Ne sortez plus de chez vous en ayant votre cerveau les mains dans les poches. Si dans chaque hasard peuplant notre existence tout n’est pas propice à l’écriture, il est certain que quelques scènes la constituant sont des bases de scénario. Et ces scènes-là, il faut les saisir, les développer jusqu’à ce qu’elles forment une ossature capable de soutenir un récit. Puis-je vous proposer quelques conseils pour exploiter au mieux ce qui fait notre ordinaire ?
Un conseil pour faire évoluer votre écriture en ne faisant que respirer
Pour commencer, tout simplement, se saisir des odeurs qui nous ravissent ou nous assaillent. Car après vous en être imprégné, vous pourrez les restituer à votre lecteur avec une justesse qui lui permettra de humer à son tour l’atmosphère de votre histoire. À défaut de les avoir toutes respirées, songez à vous documenter pour en faire état afin d’apporter du réalisme à votre histoire. Les effluves épicés d’un bosquet dans lequel quelqu’un se dissimule, le parfum d’une femme auquel s’attache un trouble amoureux, la senteur du gel conducteur du condamné qui s’apprête à mourir sur une chaise électrique, le sillage aigrelet d’une personne qui suite à un drame a renoncé à l’hygiène… tous ces marqueurs olfactifs caractériseront vos personnages et dotera ce qu’ils vivent d’une empreinte indélébile, aussi efficacement qu’un trait physique. Et le potentiel d’odeurs que le monde nous délivre est sans limites. Alors, servez-vous.
Un conseil pour faire évoluer votre écriture en ne faisant que regarder
Vous l’avez repéré du coin des yeux, ce type qui possède une si drôle d’allure qu’elle donnerait envie de le dessiner. Pourquoi pas ? Mais il faudra en quelques mots reproduire sa gestique. Parler de l’élan de ses bras allant au ciel, du tic agitant son épaule quand il veut se donner de l’importance. Le cartographier un muscle après l’autre, établir son écorché si l’on veut, mettre son âme à vif. Ce n’est qu’un badaud, pourtant il vous aura fourni de quoi apporter du mouvement à l’un de vos personnages qui trouvera chacune de ses attitudes renforcée de la puissance de la réalité. Ce que l’on puise dans l’instant présent confère une authenticité sans pareil à un geste, au point que le lecteur pourra s’y identifier ou y reconnaître quelque chose de familier qui lui permettra de percevoir au mieux votre vision.
Un conseil pour faire évoluer votre écriture en ne faisant que toucher
Ce que ressent un personnage par le toucher peut être si fort qu’il ne faut surtout pas le négliger. Notez dans votre carnet ce que vous procure la texture de chaque chose. Imaginez une femme passant ses doigts sur le visage de son mari qu’on vient de tuer. Au-delà de la dimension tragique d’une telle scène, ce sont les sentiments que cette épouse éprouvera en parcourant les traits de son homme qui feront qu’on sera saisi par l’émotion du deuil qui la frappe. Quand elle soulignera la courbe de sa joue de son ongle en éprouvant le crissement de sa barbe naissante ; ou lorsqu’elle caressera ses lèvres de la pulpe de son pouce en sentant venir la froideur qui bientôt les figera. Mesdames, merci de ne pas abattre votre époux en vue d’un exercice pratique.
Un conseil pour faire évoluer votre écriture en ne faisant qu’écouter
Les sons représentent une partie importante de notre vie. Du réveil matin nous extirpant du lit au jingle du dernier journal télévisé qui retentit avant qu’on aille se coucher, ils créent des habitudes sonores. Alors, pourrait-on imaginer un roman sans sons ? Qu’est-ce que cela apporte, au juste ? De la vie à votre texte, tout simplement. S’il ne faut pas en abuser, les incorporer à l’histoire fait qu’on l’entend. Faites en sorte que votre lecteur tende l’oreille, vous capterez d’autant mieux son attention. Un exemple qui parlera à beaucoup, je suppose : un bruit de pas qui réveille un personnage en pleine nuit. Les semelles de l’intrus produiront-elles un rendu caoutchouteux ? Ses chaussures frapperont-elles l’escalier menant à la chambre en arrachant un grincement à chaque marche ? Quand un bruit devient une crainte, il ne faut pas s’en priver. Ou quand il crée une ambiance, tout bonnement.
Un conseil pour faire évoluer votre écriture en ne faisant que goûter
Et enfin le goût, bien sûr. Vous n’y avez peut-être pas souvent pensé pour aromatiser votre récit ? Eh bien, mettre l’eau à la bouche de son lecteur – ou l’écœurer – c’est directement parler au cerveau qu’il a dans l’estomac. Et donc, lui tenir un langage qu’il comprendra sans qu’aucune explication ne soit nécessaire. Ne mettez jamais vos personnages autour d’une table en laissant le lecteur dans l’ignorance de la saveur de ce qu’ils mangent. Ne serait-ce que pour dire qu’un café est un peu fort ou qu’un plat est mal assaisonné. La littérature est un partage de sens. Quand votre personnage s’enfile une coupe de champagne après l’autre, votre lecteur doit finir par roter…
Ces articles peuvent vous intéresser
Frédéric Dard, ce savant fou du langage
Kazuo Ishiguro, le compositeur de sentiments
Les fous de langage Anthony Burgess
Brady Udall auteur américain à découvrir Lâchons les chiens
L’étrange archipel de Kotzwinkle
Pourquoi Jacques Sternberg est si génial
Pourquoi Stephen King est-il si génial