Le blog d'Esprit Livre

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Million Dollar Baby- les romans adaptés au cinéma

Sommaire

Million Dollar Baby du roman au film : Clint Eastwood  apporte sa part de génie en portant à l’écran la nouvelle de F.X. Toole. Une belle complicité entre créateurs pour nous tirer des larmes. Voyez comment il s’y prend…

Je suppose que comme moi, vous avez souvent dû emprunter la passerelle qui mène d’un roman à une salle de cinéma. Histoire de voir ce qui nous a ravi sur papier prendre forme dans un tourbillon de pellicule – je sais que le numérique domine le septième art à présent, mais certains livres dont je serai amené à parler au fil des mois dans le cadre de cette chronique ont vu le jour sous l’ère de la pelloche. Ça rime toujours avec cinoche, après tout. Pour inaugurer cette rubrique « Les romans adaptés au cinéma », je vais me pencher sur ce que je considère comme une adaptation admirablement aboutie bien qu’elle ne soit pas entièrement fidèle à son modèle : Million Dollar Baby…

Avant de prendre votre ticket

Le nombre de choix

Il m’a semblé utile d’indiquer le nombre de pages de chaque roman et la durée du film qui en a été tiré. On pourra ainsi se représenter la longueur du matériau de base avant qu’il ne soit transposé à l’écran, ce qui me paraît être en mesure d’expliquer les choix de certains réalisateurs, pour le pire et pour le meilleur… Par ailleurs, j’ai parfois dû aborder des différences importantes existant entre les deux supports, ce qui inévitablement m’a amené à divulgâcher quelques passages. Je l’indiquerai si besoin est avant chaque livre/film traité par le terme « Révélations », sauf quand il s’agira de modifications à la marge.

La préface d’un regard

Il m’a également paru nécessaire de préciser si j’avais lu le livre avant de voir le film, comme une préface à un regard. Ce dernier n’est pas le même s’il n’est pas vierge de l’œuvre qu’il découvre ; s’il a déjà construit et hébergé dans nos pensées l’image des personnages du roman porté à l’écran. Vous en avez fait l’expérience, la déception d’une adaptation peut seule incomber au casting quand il se trouve à notre sens très, voire trop éloigné de l’idée qu’on se faisait des personnages imaginés par le romancier. L’acteur ou l’actrice sont trop ceci ou pas assez cela, jusqu’à ne proposer que peu de points communs avec le héros qu’ils sont censés incarner. Il arrive qu’en dépit de cet obstacle, le jeu des comédiens soit si inspiré qu’il parvienne à nous faire oublier – ou du moins accepter – leur présence dans le rôle. S’il n’est pas facile de s’imposer comme le personnage que chaque lecteur a en tête, certains acteurs très doués réussissent à établir un consensus auprès des spectateurs grâce à leur prestation.

La souffrance du miracle

Mais d’autres fois, ça coince carrément, et cette trahison – ou pouvant se vivre comme telle – s’avère rédhibitoire : ce n’est pas du tout elle, absolument pas lui ; rien n’y fera, jamais les traits de l’acteur ne se substitueront à ceux forgés dans notre esprit, pire, celui-ci les rejettera. Ça suffira à nous sortir du film dès les premières scènes où les héros qu’on attendait avec tant d’impatience apparaissent. La hauteur de l’attente conditionnant bien sûr l’ampleur de la déception. Il m’est arrivé plusieurs fois, en toute connaissance de cause, d’aller voir un film où de toute évidence la personne choisie pour donner vie à l’un de mes héros de papier se situait aux antipodes de ses caractéristiques physiques. Vous connaissez ce « On verra bien ! » un brin optimiste qui traverse notre pensée au moment où l’on achète notre ticket de cinéma ? Celui suivi neuf fois sur dix d’un « Si j’avais su… », alors que justement, on savait ? Que voulez-vous, nous souffrons de croire aux miracles.

Voilà, je pense en avoir fini avec les précautions d’usage ; il est donc temps de braquer le projecteur sur la littérature…

Le jour où Clint Eastwood a relevé le gant

Million Dollar Baby (1) : 53 pages ; 132 minutes.

Révélations.

Film vu en premier.

Comment se tirer d’un mal paso*

Sacré film pour lequel Eastwood a dû se battre afin qu’il finisse par se monter, les studios  de la Warner Bros avec lesquels il collaborait pourtant depuis de nombreuses années s’étant montrés frileux pour financer le projet. Cette histoire s’achevant par l’euthanasie d’une héroïne devenue tétraplégique ne leur paraissait en effet pas de nature à faire se ruer les gens dans les salles. C’est pourquoi ils décidèrent de s’adjoindre l’appui de Lakeshore entertainment pour distribuer le film, dans l’espoir de limiter les dégâts en cas d’échec au box-office. Eastwood versa lui aussi au pot par le biais de sa propre société de production, Malpaso (* un mal paso : un mauvais pas, ou une mauvaise passe, en espagnol). Le succès du film confirma qu’il était bien le réalisateur taillé pour relever le défi.

T’as l’bonjour d’Oscar !

Je suppose que la Warner n’a pas regretté d’avoir misé une piécette dans l’affaire, puisque le film a finalement rapporté près de 220 millions de dollars pour une trentaine d’investis ! Passer à côté des retombées d’un tel pactole, il y aurait eu de quoi s’en mordre les gants de boxe. Quant à Eastwood, il a bien fait d’y mettre de sa poche et de s’entêter, car « Million Dollar Baby », outre une somme rondelette j’imagine, lui a valu son deuxième Oscar du meilleur réalisateur après celui obtenu pour « Impitoyable ».  Hilary Swank a quant à elle hérité de celui de meilleure actrice, et Morgan Freeman de celui de meilleur second rôle. Celui de meilleur film complète ce carton plein. Si l’on en croit le quatrième de couverture du recueil dans lequel  est inclus « Million Dollar Baby », Clint a dès le début cru dur comme fer au potentiel de l’histoire : « […] Quand je l’ai lu, je me suis dit que, d’une façon ou d’une autre, je ferais le film. » Voilà pour les coulisses.

Vision, conviction, passion et vibration

La nouvelle, ou court roman (je laisse ce débat aux spécialistes), débute par ce qui va irriguer le texte comme le film : la vision de la boxe qu’a Frankie Dunn et la conviction fascinante avec laquelle il la transmet : « La boxe, ça n’a rien de naturel […] Tout ce que tu fais en boxe, c’est le contraire de ce que tu ferais dans la vie. » ; « À chaque fois que Frankie Dunn expliquait à un boxeur comment se mouvoir, et pourquoi, celui-ci arrivait à voir le mouvement par les yeux de Frankie et il le sentait passer dans sa propre chair, ses propres os, et alors il s’emplissait de la compréhension et de la sensation de puissance. » Quand une histoire traite d’une passion quelle qu’elle soit, il faut qu’à chaque page/scène ou presque, elle soit présente d’une manière ou d’une autre. C’est le but que F.X. Toole et Clint Eastwood sont parvenus à atteindre dans leurs efforts respectifs. Cette passion est comme une vibration qui les parcourt du début à la fin, aussi palpable que les personnages eux-mêmes. Dans le sourire rayonnant d’Hilary Swank ou au détour d’un paragraphe libérant des étincelles d’humanité, elle est à l’œuvre jusqu’à l’ultime phrase qui vous arrache le cœur.

Du texte aux coups

« Il lui montrait comment se tenir sur la plante des pieds, comment se servir de l’orteil droit pour l’élan, comment garder son poids sur le genou gauche et s’appuyer dessus en expédiant un jab, comment doubler et tripler ce jab, ce qui oblige l’adversaire à reculer. Il lui apprenait à prendre le contrôle de la meilleure partie du ring, à esquiver, à contrer. »

Quand l’émotion jaillit au centre du ring

Le passage de l’écriture à la parole, de la phrase à l’image, est ici à bien des égards une réussite totale. Dans le film, quand Frankie consent enfin à enseigner à Maggie Fitzgerald les rudiments de son (noble) art, on assiste à un passage de flambeau touchant à l’intime, rythmé par les coups donnés au sac de frappe et les déplacements précis pris dans des éclairages qui ne le sont pas moins. C’est merveilleusement écrit par F.X. Toole et magnifiquement interprété par Clint Eastwood et Hilary Swank, avec une science de la mise en scène aussi étourdissante qu’un K.O. Je sais, elle était facile celle-là, mais pourrait-on dire le contraire ? Tout « Million Dollar Baby » est filmé et raconté en positionnant l’émotion – la passion – comme un boxeur sur un ring : s’accordant une pause dans les cordes du récit en attendant de jaillir en son centre.

Celui qui n’aurait pas dû être dans la salle

Si le livre et le film se rejoignent sur la majorité des points, il me faut toutefois parler de la différence qui aurait pu me fâcher en tant que lecteur, bien que je sache qu’il n’en aurait rien été tant ce parti pris est un apport indéniable au long-métrage. Pour avoir assez pratiqué les mots au point de ne plus trop en avoir peur, je vais sans trembler employer cette expression : une trouvaille de génie. Croyez-moi, il ne s’agit de rien d’autre : Morgan Freeman n’existe pas. Ah ? Eh bien oui, dans la nouvelle (ou texte long mais pas trop, si vous préférez), Eddie, le personnage qu’il interprète, est aux abonnés absents. Ce gars qui lui aussi donne à Maggie sa chance, qui dort dans la salle de boxe, ce chic type qu’on aimerait toutes et tous avoir pour pote n’apparaît à aucun moment dans l’histoire de F.X. Toole.

L’invité (bonne) surprise

Pas d’homme à tout faire dans la salle de Frankie, donc – pas de factotum, mais surtout, pas de meilleur et probablement seul ami du vieil entraîneur. Pas d’ancien champion remettant les gants le temps de moucher un boxeur prétentieux qui pour se faire valoir avait corrigé un rêveur en l’humiliant, la raillerie chevillée à l’uppercut. Pas de confident pour Maggie à l’horizon non plus. Aurais-je été surpris que ce personnage existe dans le film quand on n’en trouve nulle trace dans le bouquin ? Sûrement. Mais désagréablement surpris ? Sûrement pas.

Merci d’être venu

L’âme du gymnase

Eddie n’est pas un invité de dernière minute mis là pour combler un trou narratif, il est la voix du narrateur, et ce qu’il dit nous touche souvent. Fallait-il que quelqu’un parle de Frankie Dunn pour qu’on en comprenne toute la complexité ? Bien sûr que non, Eastwood pouvant d’un seul regard faire pleinement exister son personnage, révéler ses failles ou exprimer sa détermination. Mais est-ce un plus ? Je pense que oui, si l’on considère le format ni roman ni nouvelle du texte de base, et ce qu’il recèle de possibilités d’être enrichi bien que se suffisant amplement à lui-même. On peut donc dire merci à Freeman/Eddie de s’être pointé dans le décor et de s’y être intégré avec une telle évidence qu’on jurerait que le gymnase a été construit autour de lui ; il en est l’âme, quand Eastwood/Dunn en est le Créateur.

Le nœud dramatique du boxeur

Eddie a permis à Eastwood de satisfaire aux impératifs de la durée d’une projection en salle sans effectuer de remplissage, mais bien en créant une ramification à l’histoire de Toole, en lui apportant une dimension supplémentaire. Eddie n’est d’ailleurs pas le seul nouveau venu dans l’aventure. Big Willie Little, le boxeur entraîné par Dunn au début du film et qu’aucune page ne mentionne, occupe brièvement, mais efficacement, l’espace cinématographique. Eastwood ou/et ses scénaristes l’ont inventé afin qu’il provoque une cassure amenant dans le récit l’un des nœuds dramatiques de l’histoire, celui voyant Frankie finir par accepter de prendre le destin de Maggie en main.

Ce personnage qu’on dit charnel

Big Willie Little constituait l’unique chance que Dunn soit couronné comme l’entraîneur ayant permis à son poulain de devenir champion du monde. Mais Frankie se retrouve le bec dans l’eau quand Willie le plaque pour un autre coach qui le mènera au titre. Maggie n’en devient pas pour autant un moyen de substitution à la possible gloire de Dunn, mais ce dernier virage dans sa carrière déclinante le pousse à franchir le pas qu’il se refusait jusque-là d’accomplir : devenir le « boss » d’une boxeuse. On peut donc considérer Willie plus comme un « personnage-fonction », un déclencheur d’événement, qu’un personnage à part entière donnant sa chair à l’histoire comme l’est Eddie.

Les salauds géniaux

 Comme un chien

Lorsque Maggie demande à Frankie d’abréger ses souffrances, c’est sans fioriture mais ça vous brise le cœur. C’est en faisant référence à son père s’étant résolu à abattre son chien malade qu’elle adresse ces terribles paroles à cet entraîneur qu’elle adore : « Voilà, Frankie… – Elle le regarde dans les yeux, maintenant. – J’voudrais que vous m‘finissiez comme papa a fait avec Axel. » Personne n’aimerait entendre ces mots-là, mais une fois qu’ils sont prononcés, ce qui hurle en vous, vous le faites taire en vous disant qu’il n’y a rien d’autre à faire. Frankie le sait. Le lecteur, comme le spectateur, le savent aussi.

Cul-de-sac intellectuel

C’est en transformant une supplique en une évidence que l’écrivain et le réalisateur nous prennent au piège. On veut que Frankie ait le cran de faire ce dont Maggie l’implore en même temps qu’on souhaite que tout courage l’abandonne. Durant les quelques pages et les quelques minutes où l’on s’interroge sur le choix effectué par l’auteur et le cinéaste quant au dénouement, alors que l’hypothèse d’une fin heureuse est déjà loin derrière nous, on saisit que quelle que soit leur décision, la boule dans notre gorge enflera encore. Toole nous a emmenés exactement là où il voulait qu’on soit, dans un cul-de-sac intellectuel et émotionnel, et Eastwood ne s’est pas privé pour lui emboîter le pas avec maestria. Bande de salauds, vous êtes géniaux !

Orgue funèbre

« Ses chaussures à la main, mais sans son âme, il repart par les escaliers de service. Il s’en va, les yeux aussi secs qu’un feu de feuilles mortes. »

Oui, Dunn s’en va ainsi après avoir tué la jeune femme à laquelle il a permis de vivre son rêve. Une femme qu’il a aimée à sa manière et qui lui a fait reconsidérer sa propre vie, dans certaines proportions. Maggie ne lui demandait pas autre chose, mais on sait que Dunn s’en voudra jusqu’à la fin de ses jours d’avoir céder à cette réalité trompeuse qui lui a fait entrevoir le point d’orgue de son existence avant que tout ne vire au funèbre. C’est aussi déchirant dans le bouquin que dans le film. L’énergie sèche de l’écriture de F.X. Toole vous soulève quand elle porte toute la détresse de ses héros. Il travaille son lecteur avec la même perfection millimétrique enseignée par Frankie à Maggie, et pour le même résultat : vous irez au sol, et vous serez compté dix.

Références

Million Dollar Baby, F.X Tool, Ed. Livre de poche

La bande annonce du film, Million Dollar Baby

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