Deuxième partie –

Situer nos personnages dans le décor de notre histoire oriente le lecteur afin de ne pas en faire un lecteur errant.

On peut se cantonner au trait saillant d’une description, à ce qu’elle dégage d’évident. C’est d’ailleurs dans le but de capter rapidement l’attention sans freiner la narration qu’elle est le plus souvent conçue. On s’y arrête donc rarement plus que nécessaire, du moins pas au-delà du temps qu’on juge utile d’y consacrer. Mais comme toutes les techniques littéraires, elle possède un mécanisme dont quelques engrenages méritent qu’on les étudie plus en détail afin d’y dénicher certaines subtilités…

Ce que la description peut être

L’infatigable architecte

Une description peut devenir ce que les mots en font sans que le réel soit respecté. Les visions qu’on a du monde ne supportent pas toujours les contraintes de l’exactitude, carcan dont l’imagination se libère quand l’histoire le nécessite. Combien d’auteurs s’improvisent escroc-cartographe le temps d’un roman, falsifiant la géographie d’une ville pour la soumettre aux caprices d’une déambulation au gré de ruelles inventées ? L’œil de l’écrivain perçoit sa propre réalité, son esprit la construit, la fiction en est l’infatigable architecte…

Reliefs et traits

D’autres s’échinent à restituer tel édifice jusqu’au moindre encorbellement, ou tel versant montagneux au brin d’herbe près. Leur plume est une loupe sous laquelle la précision s’observe : un rivet ne saurait manquer lorsqu’ils parlent de la tour Eiffel et le compte devra être bon une fois dénombrées les statues de l’île de Pâques au pied desquelles leurs personnages évoluent. Qu’on prenne des libertés avec la réalité ou qu’on s’y accroche, la description s’épanouit dans sa raison d’être : rendre un paysage saisissant ou un visage expressif, reliefs et traits à la convenance de celui qui les évoque.

Lady M. et Marylou

Lady M.

« Lady M. descend lentement le sentier conduisant à la plage.

Bien qu’elle s’appuie sur une canne anglaise, sa démarche reste majestueuse. Cet étai chromé rend sa silhouette oblique. […] Lady M. est très âgée. Ses rides profondes font partie d’elle désormais. Elle ne se souvient plus de son corps ‘‘d’avant’’. Entre sa somptueuse jeunesse et les méfaits du temps, elle a négocié une sorte d’amnésie qui la préserve des regrets. » 

La vieille qui marchait dans la mer – San-Antonio – Éditions Fleuve Noir.

L’accessoire de la description

Frédéric Dard a fait en sorte que la canne fasse partie de la femme, redessine son apparence. Il lie l’objet à son personnage par l’inclinaison qu’il lui donne. Il décrit un assemblage frappant l’esprit par ce déséquilibre permanent, annonçant presque une chute, mettant sa fragilité en évidence, sa dignité en contrepoids. C’est tout à la fois une concession à la vieillesse qu’un accessoire, la description d’un renoncement qui ne dit pas son nom. Sauf que, on l’apprend plus loin, la vieille femme n’est ni fragile ni digne comme on l’entend. Et l’on découvre bientôt sa « Tête de cauchemar ! Gargouille fardée pour carnaval allemand ! » et « Son regard de rate vicieuse ». Cette canne, cet « étai chromé », c’est l’équivalent de la tenture de pourpre dissimulant le portrait de Dorian Gray.

Marylou

Marylou était une jolie blonde, avec de longues boucles de cheveux pareilles à des vagues d’or ; elle était assise sur le bord du lit, les bras ballant entre les jambes, et ses yeux couleur d’horizon brumeux regardaient droit devant elle d’un air égaré […] et elle attendait, ressemblant ainsi, longiforme et émaciée, à quelque femme surréaliste de Modigliani dans une vraie pièce. »

Sur la route – Jack Kerouac – Éditions Gallimard.

Femme dépeinte hors de son cadre

La façon dont Kerouac décrit Marylou laisse l’impression d’une beauté un peu particulière, de ce banal intrigant attaché à certains êtres. Il y a comme un abandon qui passe dans ce regard perdu s’enfuyant on ne sait où. Des femmes dépeintes dans le relâchement de leur charme, la littérature en compte des milliers. Là où Marylou se singularise, c’est bien sûr dans la référence à Modigliani. Subitement, elle sort d’un cadre au propre comme au figuré. Cette porte ouverte par le peintre dans l’esprit de l’auteur relie deux mondes où le surréalisme imprègne la toile du quotidien. 

Dans l’encre lumineuse d’un clair de lune

Une colline de descriptions

L’extrait de Watership Down qui suit est tiré d’un passage exclusivement consacré au clair de lune baignant une colline :

« Il se pose dans les vallons et sur les prairies, et distingue la longue tige de sa voisine ; d’un seul monceau de feuilles couvertes de givre, il fait une myriade d’éclats étincelants ; il file son trait tremblant le long des branches humides comme si la lumière elle-même était malléable. Ses longs rais blancs et durs se déversent entre les hêtres, leur clarté pâlit lorsqu’elle s’enfonce dans le cœur des bois, poudré de brouillard à mesure qu’avance la nuit. Au clair de lune, un champ d’agrostis, dont les tiges rugueuses et hirsutes comme le crin des chevaux ondulent à hauteur de cheville, ressemble à un golfe houleux creusé de replis ténébreux. »

D’un lutin à une fée

Richard Adams a ainsi écrit une page entière. Aucun dialogue n’est amorcé, aucune action n’est entreprise. Cette ode à l’impalpable, à la beauté silencieuse imprégnant une colline, est autant une description qu’une manière de long poème d’un lutin à destination d’une fée, tant une forme de magie règne en ces lignes. C’est, de l’auteur au lecteur, la transmission du merveilleux descendu du ciel ; la beauté naturelle que les mots nimbent de la sublime aura de la littérarité.

Fragments lunaires

Les héros, de valeureux lapins, sont momentanément absents du décor, donc de l’histoire. Les mettre un instant de côté, juste à la lisière de ce phénomène nocturne, est une façon de résumer l’essence de ce roman. La sensibilité lumineuse d’Adams s’incarne partout où le vent de la narration disperse les regards du lecteur, même quand son intrigue somnole. On voit l’ensemble et l’on distingue les petits riens. Les phrases, fragments lunaires, murmurent un songe étincelant à flanc de terrier. Ce qui est décrit l’est en une vision admirative alimentant une pensée profonde.

Frôlements

Pour dépeindre cette scène, Adams fait se frôler le vaporeux onirique et l’agitation des métaphores. Ici le poudroiement de nappes de brume aux nuances de nacre, là des équidés éclaboussés d’eaux noires. Poète des contrastes, il les maîtrise pour qu’ils ne masquent pas de modestes splendeurs : tiges fragiles et pâleurs qui se faufilent sont préservées dans l’harmonie d’un instant que sa plume fige autant qu’elle lui prête vie. Il y a comme une lenteur, un glissement littéraire sur le versant de la colline, et quelque chose de doux aussi ; la soierie d’une écriture lustrée de tendresse.

Des fées dans la contre-lune

Les paysages de l’Histoire

Attardons-nous un peu Avec les fées, le dernier récit de voyage de Sylvain Tesson. La nature, encore, se jette sous sa plume dans une magnifique sauvagerie entrecoupée de somptueux apaisements. Qui plus est, Tesson ne fait pas que témoigner de son existence, le paysage lui servant aussi à raconter une histoire, voire l’Histoire, ramenant le passé au sommet des falaises et éclairant les voyages à venir :

« Chaque soir le soleil venait mourir au bord de ce balcon. Les historiens débattaient pour savoir si l’on pouvait donner le nom de Celtes aux peuplades qui s’étaient éteintes sur le parapet. […] Les promontoires de Galice, Bretagne, Cornouailles, du pays de Galles, de l’île de Man, de l’Irlande et de l’Écosse dessinaient un arc. Par voie de mer j’allais rallier les miettes de ce déchiquetage. Sur cette courbe, on était certain de capter le surgissement du merveilleux. »

Avec les fées – Sylvain Tesson – Éditions Équateurs Littérature.

Les descriptions devinées

Tout contenu dans « les miettes de ce déchiquetage », on devine qu’un éparpillement de sensations se profile au-dessus des flots faisant bruire les côtes. Ce qui est décrit l’est en creux, dans le suggéré, dans la promesse de tout ce que le regard va embrasser. Le merveilleux s’apprête à jaillir au détour d’une crique, dans l’avancée d’un escarpement de granit frappé par le vent marin qui mugit en assaillant les parois ; ou dans le bouillonnement d’un phare que l’océan assiège. Oui, on peut le deviner, et, même comme moi n’en ayant eu qu’un bref aperçu un jour déjà lointain, l’écrire.

Le Raz, une pointe de nuit

La Bretagne s’avançant en un formidable éperon rocheux surplombant les eaux celtiques de la mer d’Iroise, Tesson y étend son matelas, patientant dans l’obscurité jusqu’à l’apparition des fées. L’occasion notamment d’un moment suspendu à tous points de vue, au-dessus du gouffre d’air iodé des falaises. Et, bien entendu, l’instant idéal pour noircir son carnet d’une délicieuse description amenant une charmante pensée :

« Sur une vire de rocher, abrité du vent, j’étais aux loges. La lune versa dans la mer. Les gréements blafards d’un voilier trouaient la nuit. Le bateau traçait au 100°. Il coupa le scintillement. Ses voiles devinrent noires par un effet de contre-jour – c’est-à-dire de contre-lune. 

Ce soir, définition du féérique : tout spectacle aperçu depuis un poste de vigie. Son accès devait être suffisamment difficile pour qu’on fût le seul à le contempler. La fée : ce qui se mérite dans l’ordre de la beauté. »

En un entremêlement, paysages et pensées tombées d’un à-pic flottent dans l’esprit du lecteur une vague de papier après l’autre. C’est dans un ressac d’images et de mots que, peut-être, l’embrun des descriptions colore le mieux les idées d’un auteur…