Thomas Kelly raconte dans son roman Bâtisseurs de l’Empire l’histoire revisitée de la construction de L’Empire State Building. Une écriture monumentale qui communique cet enthousiasme démesuré de s’élever au mépris de tous les dangers pour construire le plus grand bâtiment du monde.
Une écriture monumentale
Roman riveté
Les Bâtisseurs de l’Empire n’est pas qu’un livre. C’est aussi un monument. Pas seulement de par la nature de son personnage principal, l’Empire State Building, qui est le cœur d’acier et de béton de l’intrigue. Le point culminant vers où toutes les ambitions convergent et d’où toutes les réussites dégringolent. C’est un édifice littéraire dont Thomas Kelly, en génial maître d’œuvre, a élaboré la subtile et puissante armature. Imaginez un peu : nous sommes à New York le 17 mars 1930, les pieds dans la boue du gigantesque chantier où l’on s’apprête à poser le premier rivet du bâtiment destiné à être le plus haut du monde ; la première pièce de charpente de cette histoire. Le récit sort de terre au moment où on fait la connaissance de Michael Briody, le riveteur à qui revient cette tâche symbolique :
« Briody relie le tuyau à son marteau pneumatique, l’assure grâce à un geste rapide du poignet […] L’outil aboie comme une mitrailleuse Thompson tandis qu’une flamme jaune jaillit autour du rivet et que des étincelles décrivent des arcs agonisants de part et d’autre de l’acier. »
La pyramide de New York
C’est lui dont on va en grande partie suivre l’ébouriffant parcours romanesque. Dans l’ombre grandissante de l’Empire que cet immigré irlandais va étage par étage contribuer à l’élévation, des hommes et des femmes n’auront de cesse d’intriguer pour créer le leur. En pleine prohibition, ce ne sont pas les activités illégales qui manquent pour alimenter en espèces les plus audacieux ou les plus brutaux, les ingénieux comme les barbares. D’Irlande, Briody a ramené « sa » guerre, et pour la bonne cause fait prospérer comme des milliers d’autres quelques strates de la pyramide des crimes et délits, dont aucun esprit humain n’est capable de mesurer l’altitude qu’elle peut atteindre.
La corruption de la base à l’apex
Tout le monde établit les plans de la base à l’apex de cet édifice virtuel sans vraiment comprendre que c’est bien là ce qu’on érigera de plus haut dans la ville où s’est abattu la folie des grandeurs architecturales. Mais à chaque couche de corruption supplémentaire, l’écroulement guette, celui du système et des destins qui en dépendent. Le sentiment que quoi que les protagonistes fassent les choses iront à leur perte quitte rarement le lecteur, ce qui rend entre autres ce roman palpitant. Dans ce New York-là, quand il n’y a pas un service à rendre, il y a un compte à régler, les deux allant souvent de pair pour le malheur de quelques-uns…
Oxygène, violence et poésie
L’air de rien, tout est dans l’air
Dans Les bâtisseurs de l’Empire, Kellyfait se débattre ses héros entre les murs d’une mégalopole où le moindre bout de trottoir est l’objet d’une lutte, chaque dollar le prétexte à des tensions, des combines et des trahisons. Politiciens, ouvriers, chefs de gangs, policiers, vedettes, juges, chacun partage l’oxygène de l’autre jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus assez pour tous, jusqu’à l’asphyxie née de la violence latente. Pourtant, on respire à pleins poumons dans ce roman : de l’air vicié de la rue à celui qui gagne en pureté au fur et à mesure de l’avancée vers les cieux de l’Empire State Building, New York exsude par tous ses pores les odeurs d’une vie emplie de frénésie.
Verres vides et os brisés
Que la joie flamboie ou que l’espoir s’éteigne, que coulent les rires des hommes dans les verres qu’ils vident ou se brisent leurs os quand un coup de vent scelle leur vertical destin de bâtisseur, Kelly dépeint chaque scène avec une vigueur parvenant même à s’exprimer dans la noirceur la plus totale. Car si des passages débordent d’un enthousiasme communicatif, que des sourires admiratifs naissent à la lecture de dialogues à l’humour tant délicieux que décapants, certaines des méthodes employées par la pègre arrêtent le regard sur les descriptions qui en sont faites. Mais se faufilant avec souplesse entre les hautes épaules de béton de la ville, la poésie se manifeste aussi çà et là, comme lorsque Grace, la superbe héroïne vivant sur l’East River à bord d’une maison flottante, contemple le panorama s’offrant à son regard chaque matin :
« La ville s’étendait devant elle par-delà la surface du fleuve, baignée d’une douce lueur matinale, une cité de quartz rose dont l’agitation était inimaginable à cette distance. Même si cela faisait trois ans qu’elle habitait sur ce bateau, la vue continuait de la stupéfier et, en ce jour bien précis, c’était la seule chose capable de faire monter un sourire à ses lèvres. »
L’insouciance par-dessus tout
D’autres moments de répit se créent loin au-dessus du fleuve, à cent-vingt mètres de hauteur, là où l’équipe de Briody commence une nouvelle journée de labeur. L’Empire est le phare de l’Irlandais quand ce dernier se perd dans les doutes et est rongé par les problèmes n’appartenant qu’à la rue, au monde d’en bas. Le bâtiment qu’il construit est l’endroit où il retrouve son insouciance, raison pour laquelle il aime y être par-dessus tout, c’est le cas de le dire. L’auteur parvient à restituer quelle force galvanise son héros lorsqu’il se consacre à sa tâche avec la foi inébranlable de voir ses efforts, conjugués à ceux de ses compagnons de poutre, rendre irrésistible la progression de l’édifice vers les nuages, et quel sentiment de plénitude ça lui procure :
« Jamais plus que ce matin-là où il se trouvait exposé au vent, Briody ne fut heureux de faire ce travail. […] et, quand les rivets commencèrent à tracer leur arc de cercle dans le ciel, il était prêt. En quelques minutes à peine il fut noyé dans le bruit et s’activa tandis que les escarbilles lui brûlaient les avant-bras mais, tout là-haut, à cet étage élevé, il échappait aux soucis qui compliquaient sa vie sur la terre ferme. Rien ne pouvait entraver ce chantier. Pour la simple raison que les ouvriers en aimaient l’idée autant que les patrons. »
L’assemblage de la fiction et de la réalité
Les rivets humains
Bien que le récit ne soit pas organisé en chapitres, mais en une succession de passages séparés par un astérisque mettant en scène les différents protagonistes, l’histoire se suit très facilement pourvu qu’on soit un minimum attentif. Dans le sillage de Michael Briody, on trouve ainsi à tour de rôle Johnny Farrell – « l’homme qui gère le marteau du juge et celui de l’ouvrier » –, Grace Masterson, artiste peintre vivant au propre comme au figuré au fil de l’eau, Tommy Touhey le Titan, force de la nature s’étant fait une place de choix parmi les gangsters, Egan, le flic ambigu, Vamonte « le Rital » dont le sourire serein dissimule des trésors de cruauté… Et pour agglomérer ce petit monde-là en un solide ensemble, un fourmillement de personnages plus discrets, rivets humains maintenant la structure.
Beau linge et bas-fonds
Outre les personnages fictifs, on croise aussi des célébrités telles que Babe Ruth (2), Lewis Hine (3) Jimmy Walker (4), ou Franklin Delano Roosevelt (5) qui tiennent des rôles plus ou moins importants dans l’histoire. Grâce à des transitions effectuées avec un réel souci de fluidité, des passerelles jetées sans effort d’un monde à l’autre, l’auteur fait en sorte que les différentes couches de la société interagissent de bien des façons. C’est ainsi que certaines routes finissent par se rejoindre en d’improbables carrefours selon là où chacun se laisse guider par ce qu’il est convaincu d’être ses intérêts. De quoi, parfois, salir le beau linge dans les bas-fonds new-yorkais.
Pour quelques étages de plus
J’ai achevé la lecture du livre de Thomas Kelly il y a une dizaine de jours, et j’ai depuis plusieurs fois relu quelques passages, notamment le dernier paragraphe, de toute beauté. Si je devais adresser un seul reproche à ce roman, ce ne serait pas son auteur qui en écoperait, mais bien William F. Lamb : pourquoi diable l’architecte en chef de l’Empire State Building n’a-t-il pas eu à l’époque la présence d’esprit d’imaginer qu’un ouvrage tel que Les bâtisseurs de l’Empire verrait le jour soixante-quinze ans après la pose du premier rivet ? Et n’ait pas augmenté la hauteur de son édifice en conséquence ? Franchement, il y en a qui sont tête en l’air ! Car pour ma part, j’en aurais bien repris quelques étages de plus…
Les bâtisseurs de l’Empire, Thomas Kelly, Éditions Rivages/Noir, 589 pages.
Références
- Joueur de baseball considéré comme l’une des légendes de l’histoire de son sport.
- Photographe américain notamment connu, pour ce qui nous intéresse ici, grâce au recueil de photographies Men at work.
- Maire de New York de 1926 à 1932, il fut impliqué dans un trafic de corruption et s’enfuit pour l’Europe afin d’éviter des poursuites judiciaires.
- Gouverneur de l’État de New York, puis 32e Président des États-Unis de 1933 à 1945, année où il mourut au début de son quatrième mandat.
Construction of the Empire State Building
2 minutes 32 de vertige sur la célèbre chanson New York New York interprétée par Liza Minnell dans le film de Scorsese
https://www.youtube.com/watch?v=aWJJUIXc26A
L’Empire State Building, un défi technologique
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