Seconde partie – condensation et focalisation
Comment créer un personnage marquant sans lui consacrer des chapitres entiers ? McCammon nous montre, dans Zephyr, Alabama, qu’une apparition fugace peut laisser durablement son empreinte dans un récit. Grâce à la condensation et à la focalisation, l’écrivain américain parvient à gorger des rencontres passagères d’émotions mémorables. Autant de procédés que tout auteur débutant peut s’approprier pour donner plus de force à ses propres histoires.
Le regard de Cory
Une présence persistante
Au cours de Zephyr, Alabama, McCammon fige en un éclair certains de ses personnages dans l’esprit du lecteur. Il use avec talent de la condensation narrative, resserrant son propos là où d’autres déploieraient des développements superflus ; chaque scène gagne ainsi en intensité. Cette densification du récit s’allie à une focalisation qui passe par le regard de Cory, son narrateur : la perception prend le pas sur la description et la sensibilité s’en trouve accentuée. Entre précision du trait et approche viscérale, ses personnages acquièrent une présence qui persiste, même lorsqu’ils s’effacent du fil principal du récit.
Marquant comme une balle
Une balle de baseball qu’on expédie et fend l’air d’un après-midi d’été est presque un cliché de la littérature américaine. McCammon s’appuie sur cette image familière pour opérer un glissement vers une caractérisation percutante. Dans son roman, ce geste crée le personnage de Nemo Curliss à la vitesse d’un lancer impeccablement exécuté. Et aussi sûrement qu’un mouvement effectué avec virtuosité, cette scène s’imprime dans la mémoire du lecteur :
« Je nageais dans l’extase. Nemo Curliss avait un bras surnaturel. Était-ce un don ou le fruit d’un entraînement intensif ? Mystère. Mais j’étais sûr d’une chose : il faisait partie de ces rares virtuoses qui ont à la fois la maîtrise de l’œil et du bras. Autrement dit, c’était un crack. »
La puissance de l’inattendu
Ce passage, raconté par Cory, repose sur une admiration mêlée de stupéfaction – un sentiment littérairement puissant. Au-delà du geste considéré telle une véritable prouesse, son côté inattendu charme le jeune narrateur jusqu’à l’émerveillement. Une émotion partagée par le lecteur via la focalisation interne amenée par Cory ; le gamin freluquet dont il vient juste de faire connaissance ne l’avait pas préparé à ça, comme il est facile de le comprendre grâce à cette description :
« Il devait avoir neuf ou dix ans – une grande asperge dégingandée, tout en bras et en jambes. […] Nemo Curliss portait bien son nom. Il avait effectivement l’air d’une bestiole pêchée à vingt mille lieues sous les mers. […] Je n’avais jamais vu une telle crevette. Mes bras étaient plutôt maigres, mais les siens étaient des os striés de quelques veines. Il me regarda. Ses verres à double foyer agrandissaient ses yeux sombres comme ceux d’une chouette. »
La création d’un effet mémorable
Portrait trompeur, effet garanti
Pas le portrait le plus flatteur qui soit, hum ? Ah, j’oubliai : Nemo zozote. On est loin de la représentation d’un athlète capable de propulser à une vitesse effarante et sur une grande distance une boule de cuir achevant sèchement sa trajectoire dans le gant du receveur. C’est pourtant bien ce prodige auquel Cory et ses deux amis assistent. McCammon, en créant un décalage entre les apparences et ce qui se produit d’extraordinaire, atteint lui aussi sa cible avec une remarquable aisance. L’effet recherché n’en est que plus surprenant.
Une répétition étudiée
L’auteur décompose le geste de Nemo Curliss à trois reprises, chaque fois en se servant de comparaisons pour bien l’ancrer dans la mémoire du lecteur. Comme on le constate avec la mention des numéros de pages, ces différentes tentatives sont décrites à une fréquence rapprochée. On pourrait craindre une sensation de rabâchage. Au lieu de quoi, l’impression d’une construction soigneusement étudiée pour sublimer les mouvements de Nemo domine :
« Puis il se cabra, son bras décrivit un cercle trop rapide pour l’œil humain, et la balle jaillit de sa main dans un grand flou blanc. J’entendis son sifflement tandis qu’elle fendait les airs, telle une fusée prête à exploser. »
p. 174
« Il fallait le voir pour le croire. En un clin d’œil, Nemo s’était détendu comme un ressort et avait envoyé une balle tellement fulgurante que si Johnny n’avait pas été super rapide, elle lui serait arrivée en pleine poitrine et l’aurait expédié au tapis. »
p.175
D’un coup, il se détendit, tel Superman surgissant d’une cabine téléphonique. Son bras droit fouetta l’air en arrière, puis en avant. La mâchoire qui se serait trouvée sur la trajectoire de ce coude osseux, plus vif que l’éclair, aurait pu dire adieu à ses dents. La balle quitta sa main et fonça sur moi comme Eliott Ness sur un tripot. »
p. 178
L’or des braves
Cette insistance est élaborée pour obtenir un ressenti mémoriel le plus efficace possible. On remarque le recours à des figures positives pour valoriser « le garçon au bras d’or » – le titre du chapitre où Nemo Curliss s’illustre avec brio. Elliot Ness et Superman sont convoqués pour conférer une aura quasi héroïque à un enfant d’abord dépeint comme défavorisé par le sort. Ce contraste participe à la touche finale permettant de le redéfinir à la lumière du don qu’il possède. Cette mise en valeur l’élève au rang d’un souvenir marquant qui transcende sa simple condition de personnage. Il aura fallu à McCammon moins de quatre pages pour parvenir à imprégner la mémoire du lecteur en ce sens.
Avant d’oublier
Le temps se tait quand le cœur parle
J’avais promis que nous reverrions Chile Willow une dernière fois. Cory ne l’a connue que quelques heures. Pourtant, le souffle de la jeune fille, « qui avait la suavité des premières roses », parcourt le roman au gré des pages tournées. Chaussant les lunettes de l’enfance, McCammon observe avec tendresse comment un instant éphémère nimbé d’un émoi rêveur se mue en souvenir éternel. La focalisation interne devient alors l’écrin où une vie fantasmée existe dans une contraction temporelle :
« Je ne la connaissais que depuis une heure ou deux, mais le temps se tait quand le cœur parle. Et tandis qu’elle soignait mes blessures en souriant, le mien parlait. Il disait : Si tu acceptais d’être ma petite copine, je te donnerais cent lucioles dans un bocal de verre, pour qu’elles illuminent ton chemin. Je te donnerais une prairie remplie de fleurs sauvages où il n’y en aurait pas deux semblables.[…] Si tu m’aimais un peu, je te donnerais ma magie, si seulement tu m’aimais un peu. Si seulement… »
Souvenez-vous-en
Ces quelques lignes contiennent ce qu’un adulte retient avec nostalgie de l’émoi amoureux s’infiltrant dans une âme d’enfant. Une magie fragile ressuscitée par McCammon pour nous rappeler qu’un personnage ne devient pas seulement inoubliable par son rôle ni par sa durée, mais par la vibration émotionnelle qu’il a fait naître en nous. À votre tour de vous en souvenir si jamais l’oubli guette l’un de vos protagonistes…





