En formation avec L’esprit livre depuis 3 ans, Josette Saulnier s’est lancée dans l’écriture de son web roman feuilleton, une saga familiale inspirée d’histoires vraies. Après avoir suivi une formation spécialisée ; elle a choisi d’être épaulée afin de rédiger l’ensemble du roman feuilleton dans le cadre d’atelier en ligne avec L’esprit livre. Vous pourrez découvrir ci-dessous, une version intermédiaire de son pilot, c’est-à-dire du premier épisode qui lance la série.
L’auteure a déjà reçu les encouragements de ses pairs. Un concours permanent en interne permet de classer tous les textes en temps réel à l’aide d’un algorithme qui calcule les performances de l’auteur et son aptitude à écrire pour des lecteurs. Record battu pour Josette Saulnier : 29 échanges sur ce texte.
Nous publions ce texte dans une version qui n’est pas encore totalement aboutie, avec l’accord de l’auteure. La version définitive reste à paraître sur le blog de Josette Saulnier. Nous serions heureux de lire vos impressions en bas de cette page. Soyez assuré que nous transmettrons vos commentaires. Merci d’avance.
JUSTINE – Episode 1 : Et coule la Seine… Texte non définitif
Septembre 1922
– Il vous reste un pain de campagne ? lance Yvonne en passant la porte de la boulangerie.
– Trop tard ma cousine, y a plus grand-chose ! répond Victorine Dumontier. Tu veux une baguette ?
Yvonne fouille dans son porte-monnaie.
– Ben, oui, pas le choix ! Tiens, je viens de voir Antoine et Germaine sur la berge. Ça dansait et ça roucoulait !
– A cette heure-ci ? s’étonne Henri.
– Laisse-les faire, il faut bien que jeunesse passe… minaude Yvonne en sortant.
***
Non loin du village, sur les bords de Seine, Antoine fixe Jeanne intensément.
– C’est bien vrai ?
Elle réprime un petit sourire. Baisse la tête comme une gamine qui aurait quelque chose à cacher. Ses cheveux châtains tombent sur son visage. Il relève son menton, dégage quelques mèches et trouve sa réponse dans l’étincelle de ses yeux aux couleurs de l’océan.
Il la serre contre lui, fou de bonheur.
– Tu es tellement belle !
Il lui caresse le ventre, prend sa main et fait tournoyer la jeune fille. Elle n’a que dix huit ans, mais il l’imagine déjà dans son rôle de jeune maman aimante et attentive. Elle se laisse entrainer, robe au vent.
– Il nous ressemblera, c’est sûr !
Le regard de Jeanne s’assombrit. Antoine esquisse un pas de danse qui la ramène vers lui.
– Quelque chose ne va pas ?
– Tu dois te marier avec Germaine…
– Les parents sont allés trop loin avec cette histoire ! C’est leur idée. Pas la mienne. Cela n’arrivera jamais mon amour ! Je te le jure !
– Si tu entendais Germaine parler de votre futur mariage ! C’est l’évènement du siècle ! Elle va être furieuse quand elle va apprendre… tu sais comment elle est !
– Il faudra bien qu’elle s’y fasse !
– J’ai peur de la réaction de mon père. Il nous prend encore pour des gamines… Il dirige nos vies.
– Mais non ! Quand ils vont apprendre la nouvelle, même s’ils sont fâchés au début, tu vas voir, ils vont finir par s’y faire ! J’ai tellement hâte qu’ils partagent notre bonheur !
Jeanne, peu convaincue, fait la moue.
Antoine l’observe. Il ne l’avoue pas pour ne pas l’inquiéter… est-ce que ce sera vraiment aussi simple ? Il chasse cette pensée, la vie est trop belle.
Aujourd’hui, il est sur un nuage. Rien ne peut l’arrêter. Il pose un genou à terre et déclame.
– Mademoiselle Germaine, voulez-vous accepter mes excuses les plus sincères ? Ce n’est pas vous que j’aime !
Les jeunes gens éclatent de rire.
– Allez, viens, on va arranger ça.
Antoine attrape la main de Jeanne. Ils remontent la berge jusqu’à l’allée de tilleuls. La nuit s’installe sur le petit village niché dans une boucle du fleuve. En ce début d’automne, la fraicheur est tombée mais ne les atteint pas. Ils courent jusqu’au bourg.
***
Il est presque vingt heures.
– Tout est parti aujourd’hui, même les Paris-Brest ! Il en reste toujours, d’habitude ! Yvonne était la dernière ce soir, c’est rare.
Victorine frotte énergiquement son comptoir en papotant avec son mari.
Le carillon retentit. Les boulangers regardent, surpris, Antoine et Jeanne entrer, main dans la main, encore essoufflés de leur course folle. La commerçante apostrophe son fils.
– Qu’est-ce que tu fais là à c’theure-ci ? Et elle ? Qu’est-ce qu’elle fait avec toi ?
Toujours dans l’euphorie, celle-là même qui vous expédie vers l’inconscience sans crier gare, Antoine saute sans filet.
– On a une grande nouvelle à vous annoncer ! On va se marier !
Victorine et Henri se figent. Muets. Les secondes passent.
Dans un murmure, la jeune femme tente un éclaircissement dérisoire.
– Nous nous aimons…
Victorine la fusille du regard. Les projectiles atteignent Jeanne en plein cœur. Elle vacille.
Antoine blêmit. En face de lui, sa mère, petite femme boulotte à la voix perçante, les yeux exorbités, s’embrase.
– Et Germaine, elle est au courant ? Elle va être contente d’apprendre ça ! T’as expliqué ça à ta jumelle, Jeanne ? Elle est où, d’abord, ta sœur ?
Les jeunes gens sont pétrifiés.
La boule de feu reprend sa course de plus belle.
– T’as déjà oublié, Antoine, que Germaine est ta future femme ? Faut qu’on te rafraichisse la mémoire ? Bon ! Ça suffit maintenant ! Jeanne, rentre chez toi. Non, mais, qu’est-ce que c’est que ces bêtises ! On va mettre de l’ordre dans tout ça !
Les mains des amants se serrent plus fort. Le regard enflammé, Antoine se redresse et se jette à corps perdu dans l’arène.
– Jamais je ne vivrai sans Jeanne ! Elle est toute ma vie ! De toute façon, vous ne pourrez pas vous y opposer !
– Ah oui ? Et pourquoi ? Henri entre en scène.
La domination paternelle explose au visage du fils qui se raidit avant de propulser sa dernière carte sur la table, celle qui règlera tout.
– Jeanne est enceinte. Notre bébé va naître dans sept mois. En mars.
– Quoi ? Qu’est-ce que vous avez fait ? s’étrangle Henri.
– Petite traînée ! lâche Victorine, dans un mouvement de dégoût et de mépris. Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte !
Le père reprend la parole sur un ton cinglant, à vous glacer les sangs.
– Tu nous déçois, Antoine. C’est ça le résultat de notre éducation ? Tu t’es fait avoir, comme un jeune con, du haut de tes vingt cinq ans ! Espèce d’idiot inconscient ! Victorine, allons régler cette affaire chez les Sorel immédiatement !
Antoine sait déjà que tout est perdu. Il n’abandonne pas. Fait un pas.
– Je viens !
– Pas question. Tu restes ici ! Ferme la boutique, au moins tu seras utile à quelque chose.
Antoine suffoque.
– Mais Jeanne porte notre enfant !
– C’est toi qui le dis !
La rage du jeune homme éclate comme un coup de tonnerre.
– Comment oses-tu dire une chose pareille ?
Les deux hommes s’affrontent, mais les forces sont inégales.
– Ne croyez pas que je vais vous laisser faire !
Henri devient menaçant.
– Ah oui ? Attentat à la pudeur, tu veux vraiment qu’on en parle ?
Antoine se décompose, tente de ramener son père à la raison.
– Mais nous allons nous marier !
Pointant un doigt menaçant vers son fils, il le regarde droit dans les yeux et prononce, dans une fureur contenue, les paroles qui scelleront à jamais plusieurs destins.
– Ça, c’est moi qui décide !
Il attrape sa veste, fait un signe de tête à sa femme et interpelle Jeanne.
– Suis-nous !
Dévastés, Antoine et Jeanne se quittent sur un simple effleurement de mains.
Ils ne se doutent pas, à cet ultime instant, qu’ils ne se reverront jamais.
Le temps a tourné. La douce fraicheur s’est muée en petit froid piquant, premier signe d’un hiver qui s’annonce rude. Quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Le vent se lève. Le trio foule sans les voir les feuilles qui tapissent la grand-rue. La fureur cadence les pas des Dumontier, les sanglots ceux de Jeanne.
Elle se retourne pour accrocher le regard de son amant. Dans le mouvement, son foulard glisse. Antoine se précipite pour le ramasser, esquisse un signe de la main pour le lui rendre mais les boulangers marchent à vive allure et Jeanne court derrière eux.
Ils sont déjà loin.
***
– On frappe ?
Après sa journée aux champs, Léon Sorel est fatigué. Agacé d’être dérangé si tard, il abandonne son fauteuil et son journal en soupirant, suivi de près par Eugénie, le torchon à la main. Henri Dumontier ôte son béret, salue le couple et s’adresse au mari en regardant sa montre gousset.
– Bonsoir Léon. Désolé pour l’heure. L’affaire est urgente.
– Non ! Non ! Vous faites bien ! Entrez ! Pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?
En prononçant ces mots, Léon aperçoit sa fille derrière Victorine, le visage baigné de larmes.
– Que se passe-t-il ?
Henri se racle la gorge.
– Si. Plutôt mauvaises, les nouvelles. Jeanne, explique à tes parents…
Les mots de la jeune fille flottent entre deux sanglots.
– Je vous en supplie… Antoine et moi, nous nous aimons. Nous voulons passer notre vie ensemble…
Déconcerté, Léon fronce les sourcils.
– Qu’est-ce que tu racontes ! Antoine et Germaine vont se marier, tu le sais bien ! Inutile de te mettre dans des états pareils, ça sert à rien !
Henri Dumontier ne lâche pas la jeune femme des yeux. Elle tremble de tous ses membres.
Eugénie se précipite, l’entoure de ses bras pour la consoler.
– Mais enfin ! C‘est pas un drame ! Tu trouveras un autre amoureux… Allons, ma chérie… Calme-toi.
Une voix grave s’interpose.
– Jeanne, tu ne dis pas tout.
Le couperet vient de tomber. Léon regarde Henri. Il a compris.
Bouche bée, il se tourne vers sa fille.
– Ne me dis pas que…
Ne pas prononcer les mots du scandale. Retenir l’indigne. L’inconcevable.
– Tu n’as pas fait ça !
Il la prend par le bras, la secoue.
– Réponds !
Jeanne se noie. Elle va s’asphyxier.
Léon hurle. Pointe son bras vers l’escalier.
– Monte dans ta chambre !
Elle s’enfuit, comme un animal en danger.
La porte claque derrière elle.
Eugénie est décomposée. Sa fille, sa petite fille… Elle jette un œil sur son mari, sur les Dumontier. Un tribunal.
– On est dans de beaux draps ! dit Léon, en avançant des chaises. Asseyez- vous. Merci de nous avoir prévenus. Un verre ?
Henri décline d’un geste. C’est pas le moment de trinquer ! Il est exaspéré.
– Cette histoire n’a aucun sens !
Victorine soupire, se tourne vers son mari.
– Antoine nous en avait parlé, souviens-toi.
– De quoi ?
– De Jeanne ! Il nous l’avait dit, qu’il l’aimait !
– Foutaise ! Tu la vois dans la boulangerie, toi ?
– Non ! Non, bien sûr. Mais ce qui arrive ne m’étonne pas vraiment.
La curiosité d’Eugénie est piquée.
– Comment ça, il l’aimait ? Depuis quand ?
Henri élude. C’est sans importance.
– Oh ! Depuis le soir où vous nous avez reçus, au début de l’été. Bon. Passons aux choses sérieuses. Tout le monde est au courant du mariage. Comment on fait maintenant ? On vous l’a déjà dit, on n’a pas confiance en Jeanne. Elle veut faire de la peinture, voyager… Libre à elle mais ça marchera pas avec le commerce ! Et puis, sans vous vexer, on tient à notre patrimoine. Vous savez c’que c’est ! Notre vie, c’est le travail et les économies… Y’a pas de place pour la fantaisie ! Bref ! Enceinte ou pas, ça ne change rien ! Elle ne deviendra pas la femme d’Antoine !
Léon réfléchit. Il sait très bien qu’au village, l’annonce du mariage d’Antoine et de Germaine fait ricaner… Entre une Jeanne joyeuse, ouverte d’esprit, gentille et sa sœur jumelle triste, rigide, méfiante… Pourquoi donc le bel Antoine se serait-il épris de la rébarbative Germaine ? Les rumeurs vont bon train.
Mais il a patiemment construit son projet.
Ce soir, la colère gronde. Une de ses filles a osé défier son autorité. Bien que simple ouvrier agricole, il a construit sa vie sur des valeurs fortes : le labeur et l’honneur. Il ne laissera personne détruire ses efforts et le ridiculiser.
Quant à Germaine, si elle rate son entrée chez les Dumontier, elle ne trouvera pas d’autres occasions. Une famille aisée, une situation, c’est inespéré. Leurs finances ne sont pas florissantes. Une bouche de moins à nourrir, ça compte par les temps qui courent.
– T’énerve pas Henri ! Ton fils s’est fait embobiner par Jeanne et ses stupides idées de liberté ! Je suis prêt à reconnaître qu’Antoine n’est pas le seul responsable. On va trouver une solution.
Le boulanger connaît les intérêts financiers de Léon. Il n’en attendait pas moins. Il prend un ton dégagé. Enonce une évidence.
– On n’a qu’à dire que l’enfant est d’Antoine et de Germaine !
L’estomac d’Eugénie se tord.
– Mais enfin, on peut pas faire ça !
Léon se retourne. Elle baisse la tête.
– Bonne idée ! On va éloigner Jeanne du village le temps de sa grossesse, comme si elle était partie en voyage et on garde Germaine à la maison. On dira qu’elle doit rester allongée…
Bien, mais pas suffisant. Henri ne veut plus que Jeanne rôde dans le coin. Plus jamais. Il connaît son fils. Il ne résistera pas.
– Tu ne crois pas que Jeanne devrait partir pour de bon ? Si elle revient, un jour il y aura des problèmes…
Léon n’y avait pas pensé. C’est plein de bon sens. Il n’hésite pas.
– Oui, t’as raison. Il faut l’envoyer vivre ailleurs. J’ai ma petite idée, laisse-moi faire. Par contre, ça va coûter des sous, tout ça…
– T’inquiète pas. Tu organises, je paye.
Le destin de Jeanne est scellé.
Le visage d’Eugénie passe de la stupeur à la résignation. Elle regarde, impuissante, les deux hommes voler l’avenir de ses filles.
Victorine, bien droite, opine de la tête en signe d’approbation.
– Du coup, reprend Henri, il faut avancer la date du mariage. Si ça vous va, on le prévoit pour Noël, le temps de publier les bans. On dira que les jeunes ont croqué la pomme avant l’heure, qu’un heureux événement est attendu. Mais on fait ça entre nous. Les cancans, moi, ça m’gêne pas !
Peu importe les rumeurs, pourvu qu’on ne perde pas la face. Léon veut que ça se règle. Et vite. Il ne lâche pas l’affaire pour autant.
– Les qu’en dira-t-on, ça passera ! Au fait, à quel moment tu leur laisses la boulangerie ?
Henri s’y attendait. Il payera la bêtise du fils jusqu’au bout.
– Dès que le p’tit est arrivé, ils deviennent gérants. De toute façon, on commençait à parler retraite. On leur donnera un coup de main et ils profiteront largement de l’héritage en avance. Ça te va ?
– Parfait ! Léon se frotte les mains.
Pas un seul instant, il ne réalise qu’il vient de sacrifier la vie d’une de ses filles pour sauver l’autre… et enrichir la famille. De toute façon, Jeanne ne méritait pas le beau parti que représente Antoine.
***
Le lendemain aux aurores, le père Sorel part en autocar. Il a pris soin d’enfermer Jeanne dans sa chambre et a prévenu sa femme.
– Tu vas pas la voir ! Compris ?
Oui, elle a compris. Si elle transgresse, Germaine, enragée par la trahison de sa sœur, la dénoncera. Son mari peut être violent.
En début d’après-midi, Léon est de retour.
Vêtue d’une robe froissée, Jeanne, les yeux rougis, tient à peine debout devant son père, comme une accusée devant son juge.
– Tu pars demain matin !
– Où ?
– Dans un couvent. Tu y resteras jusqu’à ton accouchement.
La future mère étouffe un cri d’horreur. Elle hurle.
– Non ! Je ne veux pas être enfermée !
– Il fallait y penser avant, ma petite fille.
La décision est sans appel.
Eugénie, en larmes, tente une dernière fois d’atténuer la terrible sentence.
– Jeanne pourrait rester ici le temps de sa grossesse, non ?
Excédé, il lève la main comme s’il allait la frapper.
– Eugénie, ne recommence pas !
Au petit matin, Léon accompagne sa fille pour un voyage sans retour.
***
Antoine ne décolère pas.
– Ce que vous avez fait est odieux ! Je n’aime pas Germaine ! Combien de fois faudra-t-il vous le dire ?
Henri reste calme.
– Et tu crois que tu vas construire ta vie sur une amourette avec une fille volage ?
– Jeanne n’est pas une fille volage ! Et ce n’est pas une amourette ! Il faut que je la voie !
– N’insiste pas. Tu ne la reverras pas. Si jamais tu tentes quoique ce soit…
– Quoi ? Tu vas me renier ? Me tuer ?
– Ne sois pas ridicule, tu perds la raison.
– Oui, je perds la raison, je deviens fou, je veux voir Jeanne ! Je l’aime ! Où est-elle ?
– Si tu veux élever ton enfant, tu épouses Germaine fin décembre comme prévu et tout se passera bien. Toute discussion est inutile.
Les pieds d’Antoine sont vissés au plancher, ses poings serrés, ses mâchoires tremblent. Il se retient pour ne pas se ruer sur son père.
Perdre son amour ou protéger son enfant. A-t-il le choix ?
– Tu détruis ma vie ! Je ne te pardonnerai jamais !
***
Aux portes de Paris, au couvent St Anne des Filles de la Charité, Jeanne fait sa promenade quotidienne, accompagnée de sœur Mathilde.
– Mathilde, j’ai quelque chose à te demander…
La sœur, à peine plus âgée que Jeanne, s’est peu à peu attachée à la petite pensionnaire triste et solitaire, arrivée il y a un mois.
– Oui, dis-moi.
– J’ai écrit une lettre pour Antoine. Tu pourrais lui porter en secret ?
Mathilde reste silencieuse. Si elle est découverte, elle sera sévèrement punie.
Jeanne la supplie.
– Tu le feras ? S’il te plait ! Je n’ai plus que toi !
– Donne-la moi, je verrai ce que je peux faire.
Prudemment, la missive passe sous la cape de la religieuse.
***
Depuis son bureau, Sœur Thérèse, la mère supérieure, observe les deux jeunes femmes. Les mots du père Sorel résonnent encore…
– Huit mille francs. La moitié maintenant, l’autre moitié quand vous nous remettrez l’enfant. J’exige une discrétion absolue. Personne ne doit savoir qu’elle est ici. Aucune visite. Vous ne parlerez jamais de cet enfant. A qui que ce soit. Surtout, vous ne révèlerez pas à Jeanne ce qu’il est devenu. Acceptez- vous ces conditions ?
Elle soupire. La pire des tâches lui reviendra, le moment venu… Elle préfère ne pas y penser. Mais elle vient de percevoir un mouvement discret entre les deux femmes. Elle s’est engagée, elle ne peut prendre aucun risque.
Le soir même, face à sa supérieure, Mathilde n’en mène pas large. Le ton menaçant de sœur Thérèse est bien celui d’un avertissement.
– Ce que Jeanne vous raconte pendant vos marches quotidiennes ne m’intéresse pas. Elle traverse une épreuve, elle a besoin d’une compagne. Je vous sais gré de la soutenir. Cependant, je vous rappelle vos vœux d’obéissance. Ne commettez aucune action que nous pourrions tous regretter, vous la première. Vous êtes prévenue. Me suis-je bien fait comprendre ?
Paralysée, Mathilde jure qu’on ne pourra jamais rien lui reprocher.
C’est une nuit sans sommeil qui attend la jeune sœur. Qui doit-elle trahir ? Son amie ou la mère supérieure ? Elle prie de longues heures, demande à Dieu de l’aider, puis, déchirée, décide d’écouter sa conscience. Avant la première messe de ce petit matin gris, Mathilde, tremblante, réduit en cendres les mots d’amour de Jeanne.
***
Les mois passent. Jeanne se morfond. Les offices liturgiques rythment son quotidien mais ne l’apaisent pas. Seul, le petit cœur qui bat en elle l’empêche de commettre l’irréparable. Antoine ne quitte pas ses pensées. A-t-il reçu sa lettre ? L’aime-t-il encore ? Le reverra-t-elle ?
Elle a tellement peur. Que va-t-il se passer après la naissance ? Va-t-elle être renvoyée du couvent avec son petit ? Où ira-t-elle ?
La séparation, l’isolement, l’ignorance du sort qu’on lui réserve… tout lui est insupportable.
Les jours de grande terreur, elle imagine une femme venir lui enlever son enfant. Sa respiration se bloque, elle suffoque jusqu’à vomir. Puis elle se raisonne. Ce bébé est le sien. Le moment venu, elle affirmera son droit à le garder et à l’élever.
Jeanne se sent perdue, abandonnée de tous.
Un matin, une tempête se prépare dans ses entrailles. La nausée soulève son corps douloureux. La délivrance approche. Les premières contractions l’obligent à se plier en deux. Personne ne lui avait décrit l’insoutenable douleur. Le travail commence à peine. La sœur sage-femme lui montre comment respirer pour maîtriser les terribles élancements qui la traversent. Mathilde lui tient la main, lui caresse les cheveux.
Au fil des heures, les contractions se rapprochent. Jeanne est torturée dans son corps, dans sa tête. Elle grimace quand la tourmente reprend, pleure sa détresse. Ne connaît pas de répit. Elle réclame Antoine. Les sœurs qui se relayent auprès d’elle restent sourdes.
Après une journée de calvaire, la sage-femme revient. Le bébé ne descend pas. Il faut l’aider à faire son chemin. On installe la jeune femme sur une table recouverte d’un étroit matelas. Insensible aux hurlements de douleur de Jeanne, une sœur se hisse près d’elle et exerce une pression sur son ventre pour accélérer l’expulsion.
Quand le bébé pousse son premier cri, sœur Mathilde, les larmes aux yeux, lui chuchote tendrement à l’oreille…
– C’est une jolie petite fille.
La tête de Jeanne retombe sur l’oreiller. Elle est épuisée. On place l’enfant sur son ventre. Elle la prend délicatement, la remonte vers elle, caresse sa petite nuque, la couvre de baisers. Bien qu’infiniment triste, une joie intense l’envahit au contact du petit être, fruit de son amour avec Antoine.
– Comment s’appelle-t-elle ? demande Mathilde.
– Justine, répond Jeanne, avec un pauvre sourire, le regard plein de souvenirs.
Ils avaient choisi ensemble ce prénom, avant même qu’elle ne soit enceinte. Au temps du bonheur.
Quelques instants plus tard, la mère supérieure entre et s’approche du lit de Jeanne qui serre instinctivement son bébé contre elle. A l’en étouffer.
Elle dévisage, terrorisée, cette femme qu’elle ne connait pas, comme on regarderait l’incarnation du diable.
– Non, non… souffle-t-elle, à bout de forces. Sa voix murmure mais son corps hurle.
D’un air sévère, la sœur toise la jeune femme de toute sa hauteur.
– Laissez- moi voir ce bébé !
Ses yeux ne sont que mépris. Cette fille de mauvaise vie a mérité ce qui lui arrive. Dieu l’a châtiée.
Jeanne se tourne sur le côté et enveloppe sa fille de son corps. Le bébé se met à pleurer.
La religieuse tend vers la mère et l’enfant des mains maigres et sèches. Des mains qui n’ont jamais caressé.
– Ne la touchez pas, se défend Jeanne en tirant sur le drap pour couvrir le petit crâne.
La sœur a imaginé maintes fois cette scène. Elle est la servante du Seigneur, le bras de la justice divine. Elle doit soustraire cette enfant à la pècheresse. Tout de suite. Sans état d’âme.
– Soyez courageuse, nous prierons pour vous, jette-t-elle, une étincelle de défi dans les yeux.
Puis, d’un geste soudain, elle rabat le drap, s’empare du nouveau-né, l’emmitoufle dans le châle qu’elle a pris soin de jeter sur ses épaules, fait demi-tour et d’un pas rapide, sort de la pièce. Elle marche vite, le précieux petit paquet serré contre elle.
Quand elle entre dans son bureau, à l’autre bout du couloir, elle entend encore les hurlements de Jeanne suppliant qu’on lui rende son enfant.
Justine est née il y a trois jours maintenant.
Jeanne se relève de ses couches, seule, recroquevillée dans son lit, pleurant à longueur de jour son amour et son enfant perdus.
Au matin du quatrième jour, sœur Thérèse lui rend visite.
– Comment allez-vous, Jeanne ?
Cette femme lui a volé son enfant. Elle reste muette.
– Vous ne voulez pas me parler. Soit. Ne vous inquiétez pas pour votre fille. Elle a été confiée à une bonne famille. Nous vous gardons ici encore une semaine. Ensuite, une autre vie vous attend ailleurs. Vous allez partir loin, très loin. Reposez-vous. Vous aurez besoin de toutes vos forces.
Quand la porte se referme, Jeanne éclate en sanglots. Comment réussir à vivre sans son enfant ? Que va-t-elle devenir ?
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