Le blog d'Esprit Livre

" Vous trouverez sur ce blog des informations sur les métiers de l'écriture, des chroniques littéraires , des textes de nos auteurs en formation, des guides et des conseils pour vous former, écrire et publier. " Jocelyne Barbas, écrivain, formatrice, fondatrice de L'esprit livre.

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Stephen King, le narrateur pensif

Sommaire

Le maître du suspense Stephen King sait utiliser son narrateur lorsqu’il tisse une intrigue qui maintient son lecteur en constant émoi.

La narration fait beaucoup pour le succès d’une histoire. La façon dont elle met en valeur un texte ne doit rien au hasard. Pourtant, la narratologie est un domaine dont on n’étudie pas toujours avec l’attention nécessaire les moyens d’aborder un récit qu’elle met à la disposition d’un auteur. Les écrivains en herbe, et même ceux dont on dit qu’ils sont aguerris, ont pour certains tendance à négliger une partie des trésors que cet outil leur offre. Fort heureusement, Stephen King, en conteur né qu’il est, prête une oreille attentive aux pensées de ses personnages et les entrelace entre elles afin de prendre dans sa toile ce qui satisfera l’appétit de son lecteur. Voyons comment il emmaillote ses récits de ces fils narratifs…

Personnages en bout de ligne

Quand je pense stratégie narrative, plusieurs auteurs me viennent évidemment en tête. Chacun à leur manière, ils savent jeter leurs filets là où il le faut pour ramener à la surface les procédés à même de servir au mieux leurs intérêts de conteur, ce qu’un écrivain est peut-être avant tout.  Certaines eaux littéraires sont plus poissonneuses que d’autres, mais encore faut-il savoir comment accéder à ces coins de pêche miraculeuse, et surtout ce que l’on désire en voir remonter. À cette enseigne, c’est peu de dire qu’il est fréquent de voir Stephen King s’arc-bouter aux pensées ordinaires des personnages s’agitant au bout de sa ligne. De mire, bien sûr. Car qu’existe-t-il de mieux pour viser l’esprit et le cœur du lecteur avec de bonne chances de les atteindre que de lui parler de problèmes avec lesquels ce dernier est habitué à se débattre ?

La loi de King

Quand King vous donne à observer ses personnages, leurs tracas et les réflexions en étant issues pourraient être les vôtres. Comme il ne serait pas plus étonnant que ça de vous voir réagir de la même manière qu’eux en vous trouvant confronté aux difficultés banales mais réelles qu’ils rencontrent. Banales dans un premier temps, du moins. Celles qu’on trouve certes embêtantes mais dont on se dit que cela pourrait être pire. C’est précisément vers ce pire-là que King tend. Vers un de ces milliers d’ennuis quotidien que le sort nous réserve. Celui dont rien ne laissait présager qu’il ferait emprunter la plus désagréable des trajectoires à notre existence. Pour donner une destinée à ses personnages, King a fait sienne la version simplifiée de la Loi de Murphy : « Tout ce qui est susceptible d’aller mal ira mal ».

L’histoire vue du haut de l’échelle

On le sait, les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne. C’est pourquoi ceux que King met en mouvement finissent toujours par dérailler en raison de cette merveilleuse constante voulant qu’un détail agaçant ne soit que le premier barreau de l’échelle des emmerdements. Et comme de juste, à l’instar de Tina Arena, King encourage ses personnages  à graduellement « Aller plus haut ». À grimper pour s’enfoncer, si l’on va par-là. Et pourquoi n’y irions-nous pas, d’ailleurs ? Après tout, nous, lecteur, avons très envie d’atteindre le dernier échelon afin d’avoir une vue imprenable sur la fin d’une histoire dont le suspense monte lui aussi progressivement. D’être là-haut sans à aucun moment de notre ascension cesser d’être plongé dans les pensées soucieuses, ou simplement familières, desdits personnages.

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Ça commence normalement

Cette routine trompeuse

De quels faits, aussi fâcheux comme anodins soient-ils mais constituant la nature des drames qu’il élabore, King part-il pour nous amener là où il le souhaite ? Petite liste établie au hasard de la relecture de quelques passages des recueils de nouvelles du maître de l’horreur : une femme laissant un mot annonçant à son mari qu’elle le quitte (« Déjeuner au Gotham Café »*), un représentant de commerce passant une énième nuit dans un énième motel (« Tout ce que vous aimez sera emporté »*), un homme ayant des dettes de jeu (« Popsy »**), l’achat d’un gadget exposé dans la vitrine d’une station-service alors qu’une tempête se prépare (« Dentier claqueur »**), un couple se perdant en voiture au cours d’un voyage d’agrément (« Un groupe d’enfer »**), une auteure tenant une de ses conférences annuelles au débotté non loin de chez elle ( « Grand chauffeur »***), une épouse trouvant dans son garage autre chose que les piles pour la télécommande qu’elle était venue y chercher (« Bon ménage »***), un homme tombant par hasard sur un de ces amis lui proposant une méthode infaillible pour arrêter de fumer (« Désintox Inc. »****), un phénomène climatique commençant à prendre de l’ampleur (« Brume »*****)… D’inoffensives actions du quotidien débouchant sur de grands dérèglements de l’existence. Chez King, la routine n’a d’autre rôle que d’être trompeuse.

Vous auriez pu vivre la même chose

Alors, ces points de départ sont-ils des soucoupes volantes qui atterrissent sur votre paillasson, des monstres hideux surgissant du bac à glaçons du réfrigérateur, des fantômes faisant la danse du suaire au bal scolaire de fin d’année ? Bref, des éléments constitutifs d’un canevas surnaturel ? Non, pas du tout, rien que ce à quoi vous et moi pourrions être un jour confrontés. Je suis persuadé que l’une ou l’autre d’entre vous a eu à connaître au cours de son existence des situations s’approchant de celles décrites dans le paragraphe précédent, voire des moments ou des événements de votre vie en tous points identiques. Même lorsque King démarre pied au plancher, comme il ne se prive pas de le faire dans le paragraphe d’introduction de « 1922 »***, on reste dans ce qui ne nous est pas étranger bien que ne nous ayant jamais concerné au premier chef, du moins je l’espère pour vous :

« Je m’appelle Wilfred Leland James et ceci est ma confession. En juin 1922 j’ai assassiné ma femme, Arlette Christina Winters James, et jeté son corps dans un vieux puits. Mon fils, Henry Freeman James, m’a aidé à commettre ce crime, même si, à l’âge de quatorze ans, il n’était pas responsable de ses actes ; je l’y ai amené par la persuasion, en jouant sur ses peurs et en réfutant systématiquement ses objections, somme toute normales, sur une durée de deux mois. C’est une chose que je regrette encore plus amèrement que le meurtre pour des raisons que ce document révèlera. »

Non, tout n’a pas été dit

Si l’on ne connaissait pas l’habileté dont Stephen King fait preuve pour structurer ses intrigues, on pourrait en toute logique se dire qu’il s’est emmêlé les doigts dans les touches du clavier en présentant d’emblée le dénouement de la tragédie censée faire tout le sel de l’histoire. Quelle tension dramatique est-il possible de mettre en œuvre une fois ce fait majeur énoncé ? Que diable peut-il donc y avoir d’intéressant à raconter après ça ? Bien des choses, croyez-moi, même si tout semble avoir été dit en quelques lignes. Bien que, à y regarder de plus près…

De l’autre côté du paravent

À y regarder de plus près, il semblerait que la dernière phrase ouvre une sorte de porte cachée qui mènerait à une autre direction prise par l’intrigue, non ? Mais si : « […] pour des raisons que ce document révèlera. » Ah tiens, il se pourrait qu’il y ait pire que cet assassinat, alors… un fait n’ayant pas encore été révélé. Vous vous souvenez de ce pire vers lequel King tend dès le début de ses histoires ? Il est là, en germe sous nos yeux, à peine dissimulé par une information importante faisant office de paravent. Un paravent toutefois suffisamment transparent pour laisser deviner l’ombre chinoise suggestive d’un rebondissement, voire d’une menace se situant au-delà de ce qu’il s’est déjà passé d’effroyable… Le tout contenu en filigrane dans la pensée d’un homme avouant son crime.

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Couloirs et intersections

En ces couloirs, d’étranges poussières

Ce qui forge notre passage sur terre est un mélange de bien des choses que nous centralisons dans notre esprit ou stockons à sa périphérie dans l’hypothèse où elles nous seraient d’une quelconque utilité en des occasions qui se présenteront ou pas. Notre cerveau fait le tri avec une relative efficacité afin de désencombrer les couloirs de notre pensée où les étranges poussières de notre imagination sont en suspension. Poussières que nous faisons virevolter au gré d’incessants trajets mentaux déterminés par des situations auxquelles nous réagissons, de contextes exigeant que l’on s’y adapte. Et un célèbre auteur sévissant depuis des décennies dans le Maine en a parfaitement conscience.

L’architecte du rêve

King offre en effet toujours l’opportunité à ses personnages principaux d’emprunter ces couloirs afin que cette poussière de l’imaginaire décolle du sol du réel. C’est sans procurer le sentiment de leur forcer la main qu’il les pousse volontiers à s’y aventurer, mais ne vous y trompez pas, c’est bien lui le guide. Car s’il n’ignore pas combien peuvent être dissemblables nos architectures mentales, il sait aussi que la vie nous amène tous à pousser des portes pour arpenter ces corridors poussiéreux parcourant notre âme. Peu importe ce que ces passages recèlent et la façon dont ils sont agencés, au fond. Ce que King a compris et dissèque sans répit pour que les émotions de ses personnages nous touchent, c’est qu’il existe dans notre cerveau une zone de troc entre les croyances qu’il nous vend et l’envie que nous avons de lui acheter du rêve. Ou des cauchemars.

Commerce d’idées entre complices

C’est à ces points d’intersection que King organise des rendez-vous entre ses lecteurs et ses protagonistes. Dans des endroits où règne une complicité intellectuelle savamment mise en place par le maître des lieux. Ce bon vieux Stephen est depuis longtemps passé maître dans l’art d’adresser dans son œuvre un clin d’œil discret à celui qu’il appelle son Fidèle Lecteur (oui, avec les majuscules) quand l’occasion se présente à lui de le saluer. Pour le côtoyer littérairement parlant depuis plusieurs décennies, je dois avouer que ça crée des liens… et que de son côté, en tant que narrateur, sachant qu’il n’essaie pas de nous refourguer de la camelote, je présume que ça facilite le commerce de ses idées.

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La conviction qu’un monde éclaire l’autre

Pas à pas jusqu’à l’entre-deux-mondes

Entre autres choses, on dit souvent que l’art de King puise sa force dans la capacité qu’il a de faire se côtoyer le monde ordinaire et des territoires plus étranges. D’accompagner pas à pas son lecteur jusqu’à ce point de bascule de son histoire où il décide de percer la fine membrane séparant les deux afin qu’ils s’interpénètrent. L’écrivain du Maine explique pourquoi dans son introduction de « Rêves et cauchemars » : « C’est dans le Ripley’s Believe It or Not (1) que j’ai commencé à voir pour la première fois à quel point pouvait être ténue la ligne qui sépare le fabuleux de l’ordinaire, ainsi qu’à comprendre que la juxtaposition des deux faisait autant pour jeter une lueur nouvelle sur les aspects ordinaires de la vie que pour éclairer ses manifestations les plus aberrantes. »

Un sortilège convaincant

Pour mener à bien cette mission qu’il s’est assignée de relier les certitudes rassurantes du monde tel que nous le connaissons aux doutes angoissants de celui dont on n’ose soupçonner qu’il existe, la promesse faite par King à son lecteur est on ne peut plus claire : « Il s’agit toujours de commencer par voir l’impossible… puis de le raconter. Il s’agit toujours de te faire croire ce que je crois, au moins pour un petit moment. ». Ces deux phrases n’ont peut-être pas l’air d’avoir une portée considérable s’agissant de doter nos histoires d’une narration puissante. Toutefois, j’y vois comme un sortilège dont tout écrivain digne de ce nom devrait s’ensorceler avant de s’installer à sa table de travail : se convaincre que ce qu’il écrit est absolument vrai, aussi inconcevables ses propos puissent-ils paraître. Si vous n’êtes pas convaincu de ce que vous écrivez, personne ne fera l’effort de l’être à votre place.

Monsieur-tout-le-monde frôle l’univers

Près de vingt ans plus tard, dans la postface de « Nuits noires, étoiles mortes », King ajoute à ce sujet (le bonhomme a de la suite dans les idées, et de la constance dans son propos) : « Je n’ai rien à reprocher à la fiction littéraire, qui s’intéresse généralement à des individus extraordinaires dans des situations ordinaires mais, en tant que lecteur et en tant qu’écrivain, je suis beaucoup plus intéressé par les gens ordinaires dans des situations extraordinaires. » Ainsi, il veille à maintenir un carrefour capable d’établir des points de jonction entre des univers/créatures parallèles et le Monsieur-tout-le-monde les frôlant sans s’en douter.

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La photographie d’une formule magique

Le nid de King

Jusqu’au jour où un événement dilate le cours normal du monde tel qu’il existait. Où ce qui était n’est plus, ou se présente sous une forme différente. Une forme un peu effrayante parce qu’elle ne s’accommode plus tout à fait des angles qui jusqu’alors permettaient à la réalité de s’ajuster parfaitement à un cadre familier. Et soudain, ça ne coïncide plus. Ça coince. C’est le moment privilégié par King pour que la peur et l’irrationnel fissurent les repères rassurants de notre quotidien afin d’y faire leur nid.

Le flirt magique

J’aimerais pouvoir dire que vous tenez là un secret de fabrication d’une redoutable efficacité qu’il suffirait de mettre en pratique pour obtenir des histoires dont on pourrait espérer qu’elles possèdent l’impact de celles de King. Une formule magique comme : faisons flirter l’ordinaire avec l’extraordinaire dans le but avoué de les voir un jour s’accoupler, et examinons attentivement à quoi ressemblera leur progéniture. Je suis vraiment au regret de vous prévenir que ça ne fonctionne pas comme ça. Ou pour rester optimiste, je ne suis pas certain que ce soit aussi simple que ça en ait l’air.

Le négatif des petits riens

King ne se cantonne pas à photographier le quotidien pour mieux lui opposer son négatif : il le structure à travers les pensées de ses personnages et se délecte de leur moindre faille pour y injecter ce qui le fait dysfonctionner. Ce n’est pas une interaction résultant du simple fait de relater des petits riens, encore faut-il leur donner du sens dans le côté réel des choses comme dans leur aspect fictionnel. Si King utilise les règles classiques de la narration, ce ne sont pas tant les procédés techniques qu’une longue pensée continue qui anime ses histoires.

De passage

Pas une pensée isolée, mais la somme de réflexions des personnages entrant en collision pour démolir les certitudes qui jusqu’alors les confortaient dans la vision d’un monde où la logique triomphait de l’inexplicable. Où elle le rendait tolérable par le raisonnement, le bon sens, et une acceptation  – modérée – que des phénomènes puissent provisoirement échapper à l’analyse humaine. Ça fera bientôt un demi-siècle que la narration de Stephen King est provisoire dans le monde littéraire. De passage. J’ai pourtant bien l’impression qu’elle envisage sérieusement de s’y installer…

* Tout est fatal – Stephen King – Éditions Albin Michel.

** Rêves et cauchemars – Stephen King – Éditions Albin Michel.

*** Nuit noire, étoiles mortes – Stephen King – Éditions Albin Michel.

**** Danse macabre – Stephen King – Éditions J’ai lu.

***** Brume – Stephen King – Éditions Albin Michel.

(1) Le Ripley Believe It or Not (« croyez-le ou non ») est à l’origine un journal compilant des informations et des choses jugées extraordinaires, un « Incroyable mais vrai » décliné par la suite en différents formats médiatiques. 

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